Le Fuṣûṣ al-Hikam en tant que résumé de l’histoire métaphysique du monde
(enseignée par les prophètes)
Le plus grand maître de la pensée musulmane, Ibn Arabî (m. 1240) continue de donner à penser aux musulmans et depuis un siècle au moins, également aux non-musulmans, depuis sa découverte par les occidentaux.
Plutôt que d’écrire une histoire linéaire de la pensée et des penseurs de l’islam, à la manière des historiens chronographes, il a conçu une ‘’métahistoire’’ de la pensée prophétique, au sens des enseignements de tous les prophètes connus, en particulier ceux qui sont mentionnés dans le Coran, ou dans la tradition prophétique.
Les missions de ces prophètes sont considérées en tant qu’elles expriment chacune un message particulier, une forme particulière de la parole divine.
Une mise en abîme de cet enseignement, révèle comment l’intersection des enseignements des monothéismes peut être la source d’une compréhension globale du phénomène religieux.
Chaque mission d’un prophète constitue une étape du contenu de la religion originelle, une mise à jour de cette dernière. Aucun prophète n’est la copie pure et simple de celui qui l’a précédé. Tout vient pour compléter les messages antérieurs ou pour les corriger. Comme pour construire une maison, on commence par les fondations, les murs, les portes et les fenêtres. Ce n’est qu’à la fin que l’on pose la toiture, les tuiles faîtières, c’est-à-dire ce qui reste visible de la maison, ce par quoi elle est reconnaissable, ce par quoi elle reçoit le nom de maison.
Cette ‘’histoire’’ est exposée en 27 chapitres, 28 en comptant le livre lui-même qui les regroupe et qui fut inspiré par le Prophète de l’islam à Ibn Arabî.
Après une courte introduction, Ibn Arabî inaugure son œuvre la plus célèbre, par un chapitre sur Adam, le premier homme et le premier prophète de l’humanité actuelle.
Adam fut prophète pour lui-même. Il a cru en sa propre prophétie. Il est donc le premier à apparaitre sur le registre des prophètes. Il est le premier chaînon du cycle prophétique.
Il est celui à qui s’adresse le message qu’il reçoit de Dieu, et il n’a encore comme peuple que sa famille, celle dont nous sommes tous les descendants.
L’avant-dernier prophète du cycle adamique fut Khâlid ibn Sînân qui fut un prophète silencieux, c’est-à-dire un prophète ayant reçu un message mais n’ayant pas eu la permission de le faire connaître. Ce prophète est celui qui clôt le cycle des prophètes antérieurs. Même le silence divin devait s’exprimer par un prophète… silencieux. Il fallait que ce silence divin soit connu. Cela était prévisible pour que vienne le dernier prophète.
C’était une prophétie consistant à marquer une pause annonçant et préparant l’avènement d’un prophète final suscité pour informer les hommes de la clôture proche de la lignée classique des prophètes. Il fallait marquer une pause, un silence, pour donner plus d’effet au message du dernier prophète, celui de l’islam qui allait naître au 6ème siècle de notre ère, et dont la mission a commencé en 622 de notre ère.
Le temps du Sceau de la prophétie était venu. Ce dernier prophète avait pour Nom Muhammad (S). Il fut envoyé en tant que miséricorde divine pour les peuples et en tant que miséricorde spécifique accordée spécialement par Dieu aux hommes, en honneur au Sceau de la Prophétie. Il s’agit de la rahîmiya qui s’ajoute à la rahmâniya. Les deux rahma (miséricordes) figurent ensemble dans la formule de Bismi Allah al-Rahmân al-Rahîm qui ouvre toutes les sourates du Coran, excepté la neuvième, qui commence néanmoins par la lettre bâ de barâ’atun.
Six siècles après sa mort, ce Sceau s’est manifesté à Ibn Arabî dans une vision pour le charger de la mission de revivifier la passion des hommes pour Dieu. Dans un rêve, Ibn Arabî a vu le Prophète venir à lui et lui remettre le Fuṣûs al-Hikam. « Prends-le et fais-le connaître aux gens. Ils en tireront un profit-intérêt. »
Les hommes, surtout les croyants, commençaient à perdre leur orientation. Les livres révélés seuls ne suffisent pas à donner la foi. La lignée des prophètes s’était renouvelée tous les 6 siècles environ. Mais le Prophète de l’islam avait annoncé qu’il n’y aurait plus de prophète après lui.
Comme le message qu’il a apporté à résisté aux tentatives de falsification et qu’il est demeuré intact, le seul besoin des croyants est non pas la révélation d’un nouveau livre, mais une revivification de son sens pour les croyants. Ils ont besoin de le voir incarné par des personnalités fortes, remarquables, capables de servir d’exemples à suivre, d’incarner la foi de la façon la plus parfaite qui soit.
Ibn Arabî fut choisi pour être le porteur de ce message prophétique. Il ne se disait pas prophète lui-même. Sa fonction n’était pas de proclamer une religion nouvelle, mais de révéler la logique intérieure de la prophétie humaine depuis Adam jusqu’au prophète de l’islam.
En fait il s’agissait de révéler un sens nouveau de la chaine des prophètes : celle-ci n’était pas seulement historique, mais psychologique. Les faits ne sont pas figés dans un passé quelconque. Ils sont en permanence en acte. Le monde est régi par eux. Les êtres humains sont répartis selon la typologie les peuples des prophètes intervenant dans le Fuṣûṣ.
En effet, les peuples ayant reçu des prophètes, c’est-à-dire faisant partie des ‘’Gens du Livre’’, sont tous considérés comme des musulmans. A partir du moment où la structure est révélée dans sa forme finale définitive, chaque peuple, chaque personne pourra choisir d’adhérer à l’une ou l’autre des formes proposées.
Les Gens du Livre sont considérés comme des croyants. Des croyants certes devant se mettre à jour, mais des croyants quand même.
Depuis la disparition du Prophète de l’islam, les musulmans sont devenus eux aussi des Gens du Livre. Ils sont en désaccord sur certaines questions relatives à la compréhension et à l’interprétation de la mission du Sceau des prophètes.
Ibn Arabî met en garde ses lecteurs. Le livre qu’il apporte ne doit pas être considéré comme une œuvre de sa production personnelle. Il a la certitude que ce livre est bien celui que le Prophète lui a confié dans une vision afin de le faire connaître aux hommes, afin qu’ils en bénéficient.
Le Prophète a reçu le Coran de Dieu. Et Ibn Arabî a reçu le Fuṣûṣ des mains du Prophète. Ibn Arabî est donc ‘’l’envoyé’’ du Prophète, lui-même envoyé de Dieu.
Le Fuṣûṣ était classé dans un ordre logique qui confirmait que l’enseignement d’un prophète n’était jamais la simple répétition d’un message antérieur. Chaque prophète apporte un ‘’secret’’ personnel, en vertu duquel, il était une nouvelle ‘’brique’’ qui s’ajoute à l’édifice en construction jusqu’à l’avènement du Prophète de l’islam qui annonce la clôture définitive du cycle prophétique, dont il fut la dernière brique posée.
Ibn Arabî était un walî (un saint), un homme parfait, ayant réalisé toutes les étapes de l’initiation à la perfection. Il était la dernière manifestation de la présence active du Prophète, et par cela Ibn Arabî devenait à son tour la dernière brique qui manquait à la manifestation parfaite de la walâya muhammadienne.
Si la prophétie est bien close, la sainteté continuera d’exister jusqu’à la fin du monde. Cela indique et confirme que la prophétie muhammadienne continuera de régir l’humanité jusqu’à la fin des temps.
Il n’y a pas d’obligation ‘’légale’’ de croire en la validité de cette mission des saints. Parce que justement Ibn Arabî est l’envoyé du Prophète pas un envoyé de Dieu. Il n’a pour mission que d’éclairer la ‘’oumma’’ sur des significations qui lui échappaient. Il est un éclaireur. Il faisait voir des choses que l’on avait négligé de voir. Il n’est pas venu avec un autre Coran. Ibn Arabî s’adresse à des musulmans, pour les encourager à chercher à mieux comprendre la problématique de l’islam en son temps.
Ce message, cette logique intérieure au monde prophétique consiste dans le Fuṣûṣ al-Hikam. Ibn Arabî ne prêchait pas une religion nouvelle. Il était venu pour révéler aux hommes les secrets contenus dans l’arbre généalogique des prophètes, en délivrer les clés aux hommes afin de mieux appréhender la logique qui régit cet arbre, à chaque instant. Les prophètes sont une sorte d’alphabet divin servant à décoder le sens du monde et de l’au-delà.
Les prophètes ne se classent pas seulement dans l’ordre historique de leur avènement sur terre. Leur enseignement est toujours présent chez les humains. Les prophètes n’apportent pas des messages qui effacent les messages précédents. Tous les prophètes apportent chacun une pièce d’un même édifice en construction. Ils ne se contredisent pas. Ils sont les serviteurs d’un même Dieu qui les a suscités comme Ses porte-paroles.
Il n’y a pas de désordre dans la succession des prophètes, pas plus qu’il n’y a de désordre dans le Coran. C’est la brique posée par Muhammad (S) qui a clôturé la fin de l’édifice dont le début de la construction, celle des fondations, remonte à l’Adam de notre ère.
Lâ nufarriqu bayna ahadin min rusulih. Nous ne faisons pas de discrimination parmi Ses envoyés. Nous les voyons tous comme des témoins participant à l’expression de la réalité coranique. Pas plus qu’Adam, Jésus ne fut le fils de Dieu. Pour les musulmans, même pour s’adresser à Jésus, Dieu a mandaté l’ange Gabriel, l’archange de la révélation, pour informer Marie de sa mission de donner naissance miraculeusement à un enfant, appelé ‘Îsâ, Jésus. C’est Jésus qui a annoncé la ‘’bonne nouvelle’’ de la fin proche du cycle de la prophétie, avec l’avènement du Sceau de la prophétie, Muhammad, natif de la Mecque, en 570, et dont la prédication a commencé en 622 après Jésus-Christ.
Avec ce livre, Ibn Arabî a remis la pensée musulmane sur les solides rails de l’islam prophétique. Il a fait découvrir aux croyants la mine des idées que recèlent les récits coraniques au sujet des prophètes.
À un moment où au Maghreb-Andalousie, Ibn Rochd (Averroès) tentait, sur ordre du roi almohade - de faire connaître la philosophie grecque, Ibn Arabî avait dans une vision, reçu du Prophète la charge de ‘’renouveler’’ l’islam, de le revigorer, en lui redonnant un élan salvateur, et lui garantissant la pérennité.
La société musulmane était sur la pente de la décadence. Les musulmans n’allaient pas tarder à rentrer dans un tunnel de déclin et d’ignorance. Il leur fallait un viatique pour pouvoir survivre jusqu’à la sortie du tunnel. Le Fuṣûṣ fut ce viatique.
Effectivement, les deux siècles qui suivront la mort d’Ibn Arabî, en 1240, seront marqués par un prodigieux intérêt pour le Fuṣûṣ al-Hikam qui sera commenté des centaines de fois dans les terres orientales (Syrie, Irak, Iran et Anatolie Seljukide). Presque tous les esprits seront mobilisés pour cela. Certains commentaires ne nous sont pas parvenus et ont disparu. D’autres ont été faits oralement par des maîtres dont les noms n’ont pas été retenus. Ceux qui nous sont parvenus témoignent en tout cas, de l’intérêt général pour l’œuvre d’Ibn Arabî. Le Fuṣûṣ n’a pas été commenté qu’en langue arabe. Il l’a été aussi en persan.
Les dynasties constituées par des peuples fraichement convertis à l’islam, auront la capacité de porter un nouveau regard sur le passé des musulmans, d’en percevoir les défauts et les égarements et d’apporter les solutions aux problèmes que les générations antérieures ne pouvaient pas encore voir ou traiter.
En tant que saint de l’islam, Ibn Arabî a joué un rôle dans l’entretien de l’esprit musulman, qui eut à subir des attaques guerrières qui auraient pu le détruire. Mais la riposte s’organisa. Il faut sauver l’essentiel.
Le Fuṣûṣ ramenait les choses à l’essentiel. Ce n’est pas la puissance militaire qui allait préserver la foi musulmane. C’est l’effort pour sortir l’islam des dialectiques dans lesquelles il s’est retrouvé piégé : querelles théologiques, querelles partisanes, chiisme sunnisme, luttes pour le pouvoir, etc.
C’est ce qui explique le grand nombre de savants et de penseurs de l’islam qui se sont mis à commenter l’œuvre d’Ibn Arabî. Les gens étaient attirés par cette œuvre nourrissante des esprits aspirant à sortir du mouvement de décadence qui commençait à emporter déjà l’ambiance de ce que l’on a appelé le grand siècle de l’islam. Elle apportait une vision fraîche, une perspective nouvelle aux regards des penseurs musulmans.
Pendant qu’Averroès s’occupe à expliquer la raison selon Aristote, Ibn Arabî se servait de sa raison intuitive pour exposer la doctrine métaphysique de l’islam. C’est peut-être pour se conformer au Coran qui n’emploie jamais le terme ‘aql, qui désigne la raison, l’intelligence. La racine ‘aql est employée uniquement dans sa forme verbale, ya‘qilûn, par exemple, et jamais dans sa forme substantive. Le Coran est une guidance, une bonne nouvelle, il n’est pas un traité de philosophie. Au verset 67 :10, il apparait sous la forme na‘qilu :
« Et ils dirent: « Si nous avions écouté ou raisonné, nous ne serions pas parmi les gens de la Fournaise ».
Les deux sources du savoir : la première est l’écoute et/ou l’imitation, c'est-à-dire la réception du savoir de la bouche de ceux qui savent et qui ont expérimenté la vérité de leur savoir. On reçoit ce savoir par l’imitation du maître.
La deuxième est l’acquisition de l’art du syllogisme (au sens général), de la démonstration, l’apodictique.
La première source est l’écoute, qui consiste à imiter les hommes sages, en premier lieu les prophètes de Dieu et les grands inspirés.
La deuxième source consiste à apprendre l’art de découvrir soi-même la vérité par l’étude des méthodes qui permettent d’y accéder, en se servant de son intelligence.
Ce sont les philosophes musulmans qui ont inventé la notion de ‘aql al-fa‘âl, intellect agent, que l’on a carrément confondu avec l’ange Gabriel. (page 8 mai de mon carnet)
Dieu connaît Ses créatures de toute éternité. Il n’a pas attendu que nous naissions pour qu’Il nous connaisse. Éternel, Il l’est à tous les points de vue. D’où Son absoluité. C’est pourquoi, les croyants ne sont invités qu’à réfléchir et méditer sur Ses Noms et Qualités (al-Asmâ’ wa-l-Sifât), et jamais sur Son Essence (Dhât), car Seul Dieu connaît Dieu. Le Coran commence par Bismillâh al-rahmân al-rahîm, par le Nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Nous n’avons affaire qu’avec les Noms de Dieu, jamais avec Son Essence, que Lui seul connaît.
Dans ce monde, seul compte la foi en Dieu, c’est-à-dire à croire en Lui et en Ses Noms et Qualités. Ce sont ces derniers qui nous sont utiles, et qui nous servent de guide pour L’imiter. Nul ne peut imiter Son Essence. Ce serait ambitionner de devenir Dieu. Que Dieu nous détourne d’une telle ambition !
Il nous fait déjà l’honneur d’être Ses serviteurs (‘ibâd). Nous savons que nous sommes mortels, nous savons à quel point nous sommes imparfaits. Et nous savons que nous ne pouvons rien faire sans Son aide.
La spécificité du Fuṣûṣ al-Hikam est d’être le seul livre à ne discuter les idées qu’avec des arguments coraniques. Ce qui en fait une sorte de commentaire du Coran, un commentaire condensé.
Le Fuṣûṣ présente une deuxième spécificité, qui est d’être ordonné selon un ordre de succession des prophètes qui n’est pas toujours respecté selon l’ordre d’ancienneté.
La troisième spécificité est de bien faire voir que les prophètes ne sont pas seulement des êtres historiques, mais des entités toujours présentes dans l’ordre du monde. Ils sont des acteurs de la scène historique de la sainteté.
Ils sont toujours les guides des hommes. Les croyants, sont toujours ‘’sur les pas’’ (‘alâ qadam) d’un prophète, c’est-à-dire qu’ils suivent souvent à leur insu, un des prophètes de Dieu. Un musulman peut aussi être sur les pas de Jésus (s) ou d’un autre prophète, parce que la foi musulmane n’exclut pas les autres croyances et foi-s. Ce musulman reste un adepte de l’islam. Car l’islam est la religion de tous les prophètes, depuis Adam à nos jours.
Omar BENAISSA