4 février 2021 4 04 /02 /février /2021 17:17

 

Deuxième partie :

 

Le Shaykh Muhammad ibn Siddîq al-Kojojî

 

J’aurais pu me contenter de signaler ceci à propos de ce transmetteur oublié de nos sources les plus connues si je n’avais pas appris par un autre hasard qu’un livre de sa composition avait été publié à Shîrâz en 1367 de l’hégire solaire/1947 en même temps qu’un ensemble d’autres textes plus minces notamment de ‘Alî Hamadânî. Il s’agit du Tazkere-ye Shaykh-e Muhammad ebn-e Siddîq al-Kojojî qui d’ailleurs sert de titre général à l’ouvrage imprimé.

Ce livre, Palâsî Shîrâzî l’avait écrit en arabe, mais en 811 de l’hégire, un certain Najm al-dîn Târomî[1] le traduisit en persan, si bien qu’il semble que l’original a disparu et que seule cette traduction persane nous soit parvenue. Ce qui n’est pas si mal. Le Dr al-Oudhaima ignore ce texte, comme il ignore les sources persanes et les sources arabes signalées précédemment. Il affirme n’avoir jamais rencontré le nom de notre auteur dans les sources. Mais il semble avoir été limité par son ignorance des sources persanes, qui en l’occurrence auraient dû attirer son attention.

Dans cette tadhkira, l’auteur Palâsî-Shîrâzî nous fournit quelques indications biographiques le concernant, et éclaire pour nous la figure éminente de ce shaykh al-Kojojânî, auprès de qui, nous apprenait-il dans l’épître ci-dessus, il passa neuf ans à son service.

Dans sa courte introduction, l’éditeur de Shîrâz  nous informe que les textes qu’il publie sont des manuscrits anciens dont une copie lui avait été envoyée par un certain Hâj Mîrzâ Mohsen Ardebîlî, mais ne précise pas l’origine de ses manuscrits,  s’ils proviennent de fonds privés ou publics.

Dans une note en page 2, il nous informe que la nisba Kojojî qu’il vocalise avec deux o, vient de Kojoj ou Kojojân, localité située prés de Tabrîz. Il nous apprend aussi, mais sans citer ses sources que la chaîne initiatique de ce shaykh est la suivante: son grand-père Seyyed Muhammad < ce dernier murîd de Khwâje Muhammad Khoshnâm-e Tabrîzî < lui-même murîd de Shaykh Akhî Faraj Zenjânî qui fut le murîd d'Abû l-‘Abbâs Nahâvandî.

Il est le descendant de la douzième génération du quatrième Imâm des chiites, ‘Alî b. Huseyn Zayn al-‘Abidîn (AS).

Le shaykh Kojojî mourut au mois de dhu l-hijja de l’an 677/1277-78) de l’hégire, sous le règne d’Abaqâ, le fils d’Hulagu (ob.1265), dont la capitale était Tabriz. Sa tombe existe toujours comme en témoigne Muhammad Javâd Mashkûr dans Târîkh-e Tabrîz tâ pâyân-e qarn-e nohhom-e hejrî, notice n° 316.

 

Je suis retourné aux  sources pour situer ce maître et j’ai pu découvrir qu’Akhî Faraj Zenjânî figure dans la khirqe-ye tabarrok de Najm al-dîn Kubrâ suivant la silsila que donne Semnânî dans son fî dhikr asâmî mashâyikhî[2]. Jâmî lui consacre une notice[3] juste après celle qu’il consacre à son maître Abu l-‘Abbâs Nahâvandî.

Mais c'est dans le Rawdât al-jinân que nous retrouvons les indications les plus complètes sur notre shaykh. La notice qui va de la page 10 à la page 42 du second volume, comprend pour une grande part, l’insertion de larges extraits de la tadhkira dans la version persane de Târomî.

Ce shaykh Kojojânî, originaire de Kojoj ou Kojojân, à deux farsakhs de Tabrîz doit appartenir à ces lignées du soufisme classique qui ne s’étaient pas encore doté d’institutions, qui ne s’étaient pas organisées en confréries. Il n’y avait pas que les kubrawîs et les suhrawardis. C’est à une telle lignée que devait appartenir cet autre shaykh célèbre que fut Mahmûd Shabestarî.

Retournant à cette source principale pour l’étude de la sainteté de Tabrîz et de ses environs qu’est le rawdât al-jinân du kubrawî Ibn al-Karbalâ'î, nous nous sommes en effet rendu compte que Shabestarî évoque la figure de Kojojânî dans un poème de son Saâdat-Nâmeh, poème que donne l’éditeur du rawdât al-jinân, Ja‘far Sultân al-Qurrâ'î, d’après un manuscrit, page 532, du volume 2, après avoir décrit la tombe en ruine de notre shaykh.

L’éditeur donne également le texte d’un poème de Muhammad-e ‘Assâr Tabrîzî, qui comme nos personnages, est originaire de Tabrîz, et où il loue l’excellence de la sagesse de notre Shaykh Kojojânî.

Enfin, dans le Haft Iqlîm[4], figure une courte notice  sur le shaykh-e Kojoj, qui fut un gnostique unitariste ('âref-e muvahhed), ce qui en l’occurrence peut signifier - et cette hypothèse sera largement confirmée par l’examen de son enseignement, -  une adhésion à la doctrine de l’Unité (autre synonyme moins provocant de wahdat al-wujûd).

Deux vers de lui sont cités pour illustrer ses dons, vers à forte consonance de wahdat al-wujûd:

Mâ dar ghamat shâdiy-e jân bâz na-ngarîm

Dar eshq-e tô be har do jahân bâz na-ngarîm

Chun shod yaqîn-e mâ ke tô î asl-e har gomân

Dar parde-ye yaqîn be gomân (bâz) na-ngarîm

 

Nous ne rechercherons pas la joie de l’âme en fuyant le chagrin que Tu nous causes

Nous n’abandonnerons pas Ton amour pour les deux mondes.

Puisque nous avons la certitude que Tu es la source de toute pensée

Dans le voile de la certitude nous ne jetterons pas un regard à nos pensées

 

Mais retournons à notre tazkere-ye shaykh Muhammad b. Siddîq al-Kojojî, qui est le titre donné par Najm al-dîn Târomî, le traducteur  de la version persane du texte original de Palâsî-Shîrâzî écrit en arabe, - bien que comme il le précise, le maître dont il se fait le biographe parlait en persan et même précise-t-il, en pehlevî comme pour nous signaler la pureté de sa langue -, et intitulé Tuhfat ahl al-bidâyât wa hadiyyat ahl al-nihâyât.

Le texte commence par une courte introduction du traducteur qui nous explique dans quelles conditions il a été amené en 811/1408 de l'hégire à donner une version persane de cette tazkere, à la demande d’un shaykh al-shuyûkh que nous n’avons pas pu identifier, car en énumérant tous les qualificatifs qui décrivent sa piété exemplaire, sa vaste science, et ses grandes vertus, il a tout simplement omis de nous en donner le nom, à moins que ce soit une omission de l’éditeur moderne.

Puis commence la traduction du texte. C’est désormais Palâsî-Shirâzî qui parle. Il nous explique dans quelles circonstances il en est venu à quitter sa ville natale de Shîrâz, où il a étudié toutes les sciences religieuses jusqu’à sa jeunesse, pour se rendre en Azerbaijân - lieu de descente des lumières de la connaissance et de la foi -, à Tabrîz, puis à Kojoj, localité située à deux farsakhs de Tabrîz. Palâsi nous apprend avec une certaine fierté que depuis son enfance, il avait toujours été un fervent pratiquant de l’islam et de la tradition prophétique. Tout laisse penser qu’il accomplissait ce voyage dans le seul but de rencontrer le shaykh de Kojoj, dont il avait certainement entendu parler et surtout louer les qualités spirituelles, je dirais même intellectuelles, en pensant surtout à l'enseignement akbarien.

De Tabrîz qu’il trouve une ville très accueillante pour son grand nombre de 'ulémas et de maîtres spirituels, il s’empresse de se rendre à Kojojân pour y rencontrer le shaykh 'Abdullâh Muhammad b. al-Siddîq b. Muhammad al-Kojojânî, suivi de la formule de taqdîs et de tarahhum.

La première rencontre a lieu en automne, en présence d’un certain murîd du shaykh, appelé Muhammad Iskâf. S’adressant à ce dernier mais parlant de Palâsî, le shaykh Kojojî lui dit: « Si cette charge lourde ne pesait pas tant sur les épaules de cette personne, il ferait partie des gens de notre village et entrerait dans le cercle de la pauvreté (spirituelle) et de l’indigence ».

Palâsî reviendra en hiver, revoir le shaykh. Cette fois, il s’empresse de se mettre derrière lui, aux côtés de deux hôtes du shaykh, Jalâl al-dîn Qufâli et de son fils Kamâl al-dîn, car ils se préparaient à accomplir la prière collective.

Palâsî note même que le shaykh avait alors récité dans les deux rak'as de la prière les deux sourates al-kâfirûn et al-ikhlâs.

A la fin de l'office, Palâsî se lève pour se rapprocher du maître et le saluer. Après l’avoir salué à son tour, le shaykh lui demanda: "Tu es le faqîh qui était venu nous voir en automne?". Palâsî était gêné de cette remarque, car il comprenait que le shaykh faisait allusion à un comportement vaniteux qu’il aurait affiché lors de sa première visite. Il répondit: « Oui, je suis cette personne-là. Mais la grosse charge que j’avais sur le dos, je m’en suis déchargée pour moitié à Tabrîz ». « Tu as raison, lui dit le shaykh, si tu n’avais pas abandonné ton fardeau, tu ne serais pas venu à nous dans une nuit d’hiver et dans le froid (ce qui nous laisse penser qu’il s’agissait de la prière du matin). »

Le shaykh lui demande alors s’Il connaissait par cœur quelque partie du Coran. Comme il répondit par l’affirmative, il lui demanda d’en réciter cinq versets. Il les récita. Le shaykh lui demanda s’Il en connaissait le commentaire (tafsîr); il répondit que oui. J’ai étudié, dit Palâsî-Shîrâzî, à Mossoul, auprès de Muwaffaq al-Dîn al-Kuwâshî qui fit une retraite de quarante ans dans la grande mosquée de la ville, et qui est l’auteur d’un grand commentaire et d’un petit commentaire (du Coran). C’est ce dernier que j’ai étudié auprès de lui. »

Nous avons vérifié l’existence de ce dernier personnage. Ibn as-Suqa'î[5], notice 61, écrit: "Ahmad b. Yûsuf Muwaffaq al-dîn al-Kawâshî, al-Mawsilî, célèbre pour sa piété et son ascétisme. On dit qu'il connaissait le nom suprême (de Dieu). Les compagnons de Badr al-dîn Lu’lu’, ainsi que le peuple avaient une bonne opinion de lui et le tenaient en grande considération. Il était né en 591/1194 à Kawâsha, forteresse de la région de Mossoul. Il mourut à Mossoul en 680/1281".

al-Yûnînî, volume IV, événements de l’année 680, est pour sa part plus informé[6]: il nous ajoute sa kunya d’abu l-‘Abbâs. Il n’est plus un simple zâhid, mais un 'âlim, et surtout il nous confirme qu’il était bien l’auteur de deux commentaires, l’un détaillé (kabîr) l’autre abrégé (saghîr) du Coran. Ces deux ouvrages sont signalés également par Hajjî Khalîfa[7]. Il était une autorité dans la science du commentaire du Coran et dans les différentes lectures (qirâ’ât) du Coran. Il vécut prés de 90 ans. Yûnînî confirme par ailleurs que ce personnage avait fait une retraite dans la grande mosquée de Mossoul, qu’il était visité par le sultan (Badr al-dîn Lu’lu’ ?) et le peuple, et ne se levait pour personne, ne faisait pas attention à leur présence. Il mourut le 7 rajab de l’an 680/1281.

Cette indication nous laisse supposer que c’est dans cette ville que notre shaykh Hasan b. Hamza aurait pu entendre parler pour la première fois du Shaykh al-Akbar, car plusieurs personnes originaires de Mossoul figurent dans les certificats de lectures des Futûhât al-Makkiyya, voir R.G.  de O. Yahia, n° 135). Sur la sainteté de Muwaffaq al-Dîn al-Kawâshî, voir aussi Nafahât al-Uns où son nom est mentionné à propos d’une karamat à la fin[8] de la notice consacrée au kubrawî Majd al-Dîn Baghdâdî.

 

Après avoir donné l’interprétation des versets coraniques en question, le maître le remercia, mais lui dit qu’il attendait de lui qu’il en fasse le commentaire ésotérique. Palâsî-Shîrâzî lui répond qu’il en était capable, mais qu’il ne pouvait le faire en présence du savant littéraliste, Jalâl al-dîn Qufâlî. Le shaykh donna difficilement congé à ce dernier. Et Palâsî-Shîrâzî se mit à discourir d’une façon telle qu’il se prit à s’émerveiller devant tant de science sortant de sa bouche, donnant au shaykh les réponses aux questions les plus difficiles. « Je donnais les réponses dont jamais auparavant je n’avais eu connaissance, et qui n’avaient jamais traversé mon esprit, que je n’avais entendu d’aucune créature, ni lu dans aucun livre. J’étais émerveillé de tous ces secrets divins qui sortaient de ma bouche. Je compris alors avec certitude que l’effusion de ces paroles et de ces secrets et allusions était un effet du regard et du souffle de bénédiction ainsi que de la haute énergie spirituelle (himmat) du Shaykh, que Dieu sanctifie son secret ».

A la fin de la tadhkira, Palâsî nous offre un autre exemple de tassaruf (pouvoir surnaturel exercé sur les personnes ou sur les choses) opéré sur lui par le shaykh. Lors de la Nuit du Destin (laylat al-qadr, le 27) du mois de Ramadan de l’an 675, je me suis rendu auprès du shaykh. Il n’y avait personne d’autre que nous deux. Après la prière rituelle, il m’ordonna de me lever pour diriger une prière surérogatoire de deux rak'as, en me précisant de réciter dans les deux rak'âs l’ensemble du Coran. Je lui dis que cela faisait plus de trente ans que je n’avais lu du Coran rien d’autre que les sourates que je lisais dans mes prières, et que par conséquent je n’étais pas sûr de me rappeler ce que j’avais appris. Il insista, et me dit: Dieu ne dit-Il pas dans le Coran: « C’est Nous qui avons fait descendre le Rappel, et C’est nous qui en assurerons la préservation ». Palâsî se conforma à l’ordre. Il récita dans la première rak'a depuis la première sourate du Coran jusqu' à la sourate de la Nuit, et dans la deuxième, il récita le reste.

Mais le pouvoir du shaykh ne s’arrêtait pas là. Il lui dit: « depuis de nombreuses années, je forme le vœu d’écrire une khutba - introduction dans laquelle l’auteur met tout son art pour dire avec le style concis le plus recherché l’essentiel de l’objet de son projet, - pourrais-tu t’en occuper? ». Palâsî répond par l’affirmative. Après avoir écrit la formule bismillâh al-rahmân al-rahîm, il ne sut plus quoi écrire. Il demeura dans la confusion et la perplexité jusqu’à ce que l’idée lui vint que dans sa réponse, il avait omis de penser que cela ne se pouvait sans le concours et le soutien de Dieu. Il se concentra, demanda pardon à Dieu, et l’invoqua au nom de son shaykh. Aussitôt sa plume se mit à écrire une khutba dont il nous donne le texte en fin d’ouvrage et qui est, il faut le dire un exercice bien concluant. Il nous précise enfin que cette épître a été écrite en Syrie.

 

A part cela, la tadhkira se déroule sous la forme d’aphorismes ou de brefs exposés dans lesquels le shaykh dispense son enseignement à son disciple, exposés rapportés par la formule: je l’ai entendu dire (shenîdam ke farmûd) et: il dit aussi (dîgar farmûd). Dans les propos du shaykh, ce qui est le plus frappant c’est son emploi du vocabulaire akbarien, et même qûnawien, comme nous allons le voir. Dans le cas de Palâsî lui-même, nous avons déjà vu qu’il avait connaissance des œuvres d'Ibn ‘Arabî et de Qûnawî, mais si les propos qu’il prête à son maître sont authentiques, et il n’y a, a priori pas de raison qu’ils ne le soient pas, alors nous sommes en présence d’un cas de diffusion de l'enseignement akbarien le plus ancien attesté par les sources en terre iranienne. Nous ne pouvons pas faire une analyse détaillée, nous nous contenterons de relever les occurrences de termes spécifiques du vocabulaire de la wahdat al-wujûd. Ce serait alors le shaykh Kojojânî qui aurait été le premier maillon de la chaîne des diffuseurs de l'enseignement akbarien en Iran, bien avant Jandî. On comprendrait alors pourquoi Tabrîz fut le centre que l’on sait avec Shabestarî et d’autres.

 

Il reste à déterminer, par l’examen et la fouille minutieuse des sources quel(s) est (sont) le(s) maillon(s) manquant(s) entre Ibn ‘Arabî, Qûnawî et lui. Lui-même aurait pu avoir connu Ibn ‘Arabî. Avec cette idée en tête, je me suis reporté au Répertoire Général des œuvres d'Ibn 'Arabî  établi par O. Yahya[9], et j’ai consulté la liste des auditeurs des lectures des Futûhât al-Makkiyya. J’ai trouvé un certain Muhammad b. Siddîq (page 209), devenu (page 215) Muhammad b. Siddîq al-Ahdâ (le mieux-guidé?), puis ce nom nous est précisé en Muhammad b. Siddîq Suhrâb al-Ahdâ (page 216). Suhrâb est un nom bien iranien, or notre shaykh, nous était-il précisé parlait un persan parfait, et connaissait même le pehlevî (ce qui signifie encore simplement persan, mais précise le niveau supérieur). Quant à al-Ahdâ, s’agit-il d’un surnom honorifique, ou bien d'une  erreur de lecture, le ductus d'al-Kojojî ressemblant quelque peu à celui d’al-Ahdâ. Notons que la première fois que ce nom apparaît dans le Répertoire général, il y avait dans l’assistance, un certain Abû Bakr b. Bundar al-Tabrîzî, dont le nom réapparaîtra une quinzaine de fois, ce qui en fait un disciple assidu des lectures akbariennes, la plupart il est vrai faites devant Qûnawî. Ce Tabrîzî, pouvons-nous supposer, pouvait-il être l’ami du shaykh, car Kojoj est à deux farsakhs de Tabrîz. Espérons trouver un jour quelque indice qui nous permettra de trancher.

 

Dans cette attente, essayons de donner par des extraits un aperçu de son enseignement doctrinal, car l’enseignement proprement initiatique occupe une plus grande place dans cette tazkere.

A la page 22, Il recommande à son disciple, - notre Hasan b. Hamza - de ne jamais s’occuper de la direction spirituelle (ershâd) des autres avant d’atteindre soi-même la perfection. Puis au beau milieu de cette exhortation, il lui dit: « Sache que dans l’être, il n’y a rien d’autre que l’Etre Nécessaire. Il n’y a dans l’être que Dieu (laysa fî l-wujûd illa Allâh, en arabe) » phrase qui est d’apparence et de fond sab'înien (Ibn Sab‘în l’andalou), mais qui sera en fait nuancée en d’autres endroits.

(Pages 27 et 28) Il dit aussi (Dîgar farmûd):

 « Tout homme dont l’être est précédé par le néant, et qui devenu étant retourne ensuite au néant est en réalité un néant, car l’être entre-deux-néants a le même statut que le néant. Sur cette base, toutes les créatures (kâ'inât) ne sont ni dans le rang de l’être absolu ni dans celui du néant absolu. Car l’Etre absolu appartient au Réel absolu (haqq-e motlaq) exalté soit-Il, et l’unité de l’Essence (ahadiyyat-e dhât) lui revient de droit. Tout ce qui est autre que l’Etre absolu est néant, comme l’a dit Labîd :

alâ kullu shay'in mâ khalâ -llâha bâtilu,

c’est-à-dire que tout être qui soit autre que l’être de l’Etre nécessaire est néant. Cela est la parole la plus véridique qui fut prononcée par les Arabes, au témoignage de l’Envoyé de Dieu.

Par conséquent, l’être des créatures résulte du maintien (ethbât) et de l’existentiation (îjâd) par Dieu, et tout être qui procède d’autre (que Lui) aura pour qualité le néant au sens propre. Donc l’ensemble des créatures sont immuables du fait de l’immutabilité de Dieu (haqq), et sont néant et effacement en elles-mêmes. Pour cette raison, les soufis au cœur pur, ne considèrent la création ni comme un étant (mawjûd) ni comme un néant. Quand on y regarde avec l’œil de la perspicacité, l’être des créatures est comme l’être des ombres, car l’ombre n’est pas, au regard des rangs du néant. Et puisqu’il est démontré que toutes les créatures et les traces (ne) sont (qu') une ombre, on a démontré que l’étant et l’agissant (mu'aththir) (n’est autre que) l'Essence-Une (dhât-e ahadiyyat).

Sache donc que le voile qu’il y a entre nous et Dieu n’existe pas en réalité (amr wujûdî nîst), car si ce voile avait un caractère concret, il s’en suivrait nécessairement que ce voile serait plus près de nous que Lui. Or rien n’est plus proche de nous que Lui, donc la réalité ultime du voile relève de l’illusion du voile. Car il n’y a aucun autre être avec Dieu qui soit un voile entre nous et Lui. La preuve de l’inexistence d’un voile entre nous et Lui est dans le texte même du Coran, là où il est dit: « Et Nous sommes plus prés de lui que vous, mais vous ne voyez pas » (56:85). Ailleurs il dit: « Et Il est avec vous où que vous soyez » (57:4). Et l’Envoyé a dit: « Dieu était alors que rien n’était avec Lui ». Etre-avec implique la science. Dieu nous connaît, donc Il est avec nous. Quant à nous, nous ne Le connaissons pas, donc nous ne sommes pas avec Lui. (Le verset) « Et ils ne Le cernent point en science » (20:110) a un sens qui est un témoignage de Dieu de cela. (Quant à) « Et je ne sais comment Te louer (parfaitement), ni ne peut atteindre tout ce qu’il y a en Toi », il apporte un témoignage prophétique.

Donc l’être-avec (ma'iyyat) de Dieu (haqq) procède de l’être-avec de la science et de Sa certitude. Or la science de Dieu n’est pas autre que Lui, elle est même Son Essence (eyn-e û). Et puisque la Science n’est rien d’autre que Son essence, il s’en suit que l’objet de Sa science (ma'lûm) aussi n’est rien d’autre que son Essence. Donc le Sachant ('âlim), la science, et l’objet de la science, ainsi que le Percevant, la perception et le perçu, sont tous Lui. L’origine est de Lui, le Retour est vers Lui... »

Nous retrouvons ici des thèmes bien de Qûnawî. Nous ne sommes avec Dieu qu’en proportion de la science que nous avons de Lui. Nous sommes avec Lui du fait que rien de nous n’échappe à Sa science.

Enfin, mon bonheur fut très grand quand je découvris l’édition d’al-Wujûd al-Haqq, de ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulsi, réalisée par mon ami Bekri Alaeddin. J’eus la joie de découvrir que le shaykh ‘’Hasan ibn Hamza ibn Muhammad al-Shîrâzî al-Sufî al-Balâsi’’ était encore lu au 18ème siècle. Nous apprenons même le titre d’un autre ouvrage de sa composition, Tawhîd ahl al-Khuûṣ.

Omar BENAISSA

 

[1] En plus de la mention de son nom dans le Rawdât al-jinân (vol.I, Page 223, où sa traduction de la tazkere est fort appréciée et où un vers du shaykh Kamal Khojandî élogieux à son égard nous indique l’estime générale dont il jouissait) on apprend aussi par le Habîb os-siyar, vol. III, page 550 que « Mawlâna Najm al-dîn al-Târomî est le traducteur en persan du Kâmil al-Tawârîkh d’Ibn Athîr ». Il n’y est pas fait mention de sa traduction de la Tazkere qui nous intéresse ici. Mais cela nous signale au moins ses compétences de traducteur.

[2] Voir Opera minora, edited by W. M. Thackston, Jr, Harvard Universiy, 1988

[3] page 150, notice n° 172

[4] Haft eqlîm, de Razî, Amîn Ahmad,  édition de Téhéran, sans date, (1950?), vol. III, page 214

[5] Tâlî kitâb wafayât al-’ayân, édition et traduction de Jacqueline Sublet, I.F. de Damas, 1974

[6] Dhayl mir’ât al-zamân, vol. IV, évènements de l’année 680/1281, page 104.

[7] Kashf al-Zunûn, vol.1, colonne 457, et colonne 480 où il est précisé que le commentaire abrégé est intitulé al-talkhis fî  al-tafsir  et qu’il a été achevé en Rabî’ II de l’an 649 de l’hégire.

[8] page 431 de la nouvelle édition de Téhéran.  

[9] Histoire et classification de l’œuvre  d’Ibn ‘Arabî, Damas, 1964

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Homère