18 novembre 2010 4 18 /11 /novembre /2010 11:29

IL FAUT SAUVER L’ORIENT!

 

 

Le terme orientalisme est employé ici au sens général d’étude des littératures et doctrines orientales, ainsi que de la représentation de l’Orient, par les occidentaux. Il porte, en outre sur l’Orient islamique, sur cette aire culturelle, plus que géographique, qui ne couvre pas que l’orient asiatique, mais s’étend jusqu’au Maghreb et l’Espagne musulmane, puisque l’héritage islamique de cette dernière est étudié dans le cadre de l’orientalisme. Autant dire que l’Orient s’est trouvé à un moment donné de l’histoire, aux Pyrénées à l’ouest et aux portes de Vienne à l’Est, et que si l’islam avait touché toute l’Europe, il n’y aurait pas eu d’orientalisme.

Ce dernier n’est pas un phénomène intrinsèquement lié aux empires coloniaux, comme semble le soutenir l’ouvrage d’Edward Said . La conquête de l’Amérique par les européens, « la ruée vers l’Ouest », est un exemple a contrario de ce que le colonialisme pur accomplit : il ne laisse aucune recherche sérieuse savante sur les peuples conquis qui sont soumis sans ménagement, sans souci de consigner méticuleusement des données sur leur langue et leur civilisation. Or un désir d’Orient a toujours habité et animé l’Occident, bien avant les siècles de colonialisme, et ce désir persiste même après les grandes décolonisations. Ce serait lui proposer une fausse explication que de soutenir que cette attirance pour l’Orient ne serait qu’exotisme, curiosité artificielle, passagère. « Ils n’ont rien à nous apprendre !». Ne  chercherait-on pas ainsi à jeter le discrédit sur la recherche orientaliste pour des raisons idéologiques, à freiner la réflexion orientaliste ? Car affirmer et prouver que l’Orient n’est qu’une représentation par et pour l’Occident n’est que la moitié de la solution. Certes, mais toute représentation ne peut être dépassée que de deux façons: feindre de l’ignorer, ou en établir la fausseté inhérente, et la corriger en l’assumant.

Feindre de l’ignorer conduirait à des situations légitimant les crimes contre l’humanité.

 

Jamais intérêt d’un peuple pour la culture d’un autre peuple n’a mobilisé tant d’esprits, tant d’énergies, et n’a pris ces proportions. D’où tient-il sa spécificité ? Pourquoi est-il un phénomène sans équivalent dans les autres sociétés et civilisations ? Jamais rêve ne fut si fécond.

Cela peut s’expliquer uniquement par le caractère exceptionnel des circonstances de la rencontre entre les deux plus grandes religions du monde actuel : l’islam et le christianisme.

L’islam né 622 ans après le christianisme, a cependant réussi à créer une civilisation, c’est à dire appliquer sociologiquement et avec efficacité son enseignement, avant le christianisme dont l’organisation sociale prendra plus de temps et s’étendra sur plusieurs siècles. Si bien que le christianisme n’atteindra sa maturité, n’apportera sa « riposte » que sous l’impulsion, -et avec l’aide ?- du « défi » de l’islam, au sens de A. Toynbee . L’islam venu en dernier avait besoin de passer en premier pour s’assurer une place dans le devenir de l’humanité. Il a surgi brusquement dans un monde antique que le Christianisme croyait pouvoir organiser seul,  à son profit, et en prenant tout son temps. C’est comme si la providence avait voulu unir  définitivement le destin de ces deux religions. Cette irruption brusque de la nouvelle religion a contraint le christianisme à l’exil, à se décentrer vers l’ouest, les deux mots exil et ouest en arabe ayant la même racine gharb. En Occident, le Christianisme a pris ces distances  géographiques vis à vis de la nouvelle religion, il a même pris ses distances linguistiques, avec le latin, langue qui ne fut pas une des langues de l’islam. C’est avec cela qu’il a pu se donner un répit, le temps d’organiser sa survie.

On peut donc affirmer que l’occident chrétien porte l’orientalisme dans ses gènes et qu’en un sens c’est l’islam qui a créé l’occident.

Il n’y a que cela à mon sens, qui explique cette relation privilégiée, bien qu’ambivalente qui unit l’Orient et l’Occident. Attraction, fascination, amour parfois, répulsion, haine et crainte d’autres fois.

L’orientalisme est un fardeau de l’Occident, une maladie, mais foncièrement une maladie d’amour, comme en témoignent les nombreuses productions de la littérature orientaliste française, en particulier.

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Il est donc permis de distinguer chronologiquement entre orientalisme ancien, pré-colonial, orientalisme colonial et orientalisme post-colonial. On peut aussi proposer une autre catégorisation et parler d’orientalisme de la fiction quand il s’agit d’un Orient de pure imagination surgi de l’esprit de l’écrivain, de l’orientalisme savant, et de l’orientalisme de la politique. Ces trois formes d’orientalisme ont ceci de commun qu’elles traduisent un sentiment fort chez l’occidental  de connaître un monde qui lui a échappé. 

A chacune de ses étapes historiques ou à chacune de ses formes, l’orientalisme s’attribue une fonction nouvelle: en tant qu’étude de l’autre, pratique du rapport à l’autre, en tant que moyen de civiliser le colonisateur, et art de débrouiller la situation coloniale, en tant qu’effort de réflexion à effet de thérapie, etc.. Cette distinction nous met déjà devant une évidence : l’orientalisme, en tant que fascination ou en tant qu’obsession occidentale, existe indépendamment du colonialisme et lui survit. Ce dernier n’est qu’une tentative de résoudre le rapport « par d’autres moyens », tentative qui n’a d’ailleurs pas été concluante, même si comme toute expérience elle porte ses leçons. Le problème reste toujours posé parce que justement il porte sur le rapport de la psychologie occidentale avec l’Orient ou l’image qu’elle se fait de l’Orient. Tant que ce rapport ne s’éclaircira pas, la situation demeurera.

 

L’orientalisme des débuts, celui de Gérard de Crémone, traducteur d’Avicenne, et avant lui celui de Pierre le Vénérable qui fait découvrir le Coran, celui des traducteurs de Ghazzâlî, et d’Averroès, celui de l’empereur Frédéric II, de Raymond Lulle, de Gundissalinus, de Dante ou de Thomas d’Aquin, par exemple, est un orientalisme qui cherche à prendre et à apprendre chez les autres. Leur Orient est un rêve, au-dessus de leurs forces. L’image de l’Orient  chez eux, n’est certainement pas celle d’un homme malade chez qui l’on se rendra bientôt pour lui donner le coup de grâce. Cet Orient aux portes de l’Occident produit les critères d’un monde nouveau pour plusieurs siècles. En ce temps là, les rôles étaient inversés : l’occident était l’élève de l’Orient, aspirant à lui ressembler. Cette aspiration était si ancrée dans l’inconscient occidental que lorsque, enfin devenus plus forts, ils s’empareront de l’Orient, ils regretteront qu’il ne fut pas demeuré tel qu’en leur imagination.

Cet orient fascinant hantera les esprits des écrivains et penseurs occidentaux jusqu’aux débuts de la colonisation.

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Le colonialisme va enfin apporter la possibilité de dominer cet Orient, mais paradoxe, au moment même où on le conquiert, l’Orient n’est plus que l’ombre de lui-même. Pourtant la veille encore, jusqu’au 17ème siècle, il présentait l’apparence d’une puissance sur le point de dominer le monde entier . L’Orient idéal s’est éclipsé avec son invincibilité. 

Désormais l’orientalisme allait être institutionnalisé, organisé et mobilisé pour servir d’école de connaissance de l’âme de cet orient sans âme, devenu tout juste une terre exploitable pour ses maigres richesses (on ne connaissait pas encore le pétrole), mais avec une population ayant perdu tout sens de la mission de civilisation. Les orientalistes eux, sont ravis d’accéder à ces terres, aux frais de l’Etat le plus souvent, mais pas forcément inféodés. D’ailleurs pour nous hommes du XXIème siècle, l’œuvre de collecte de l’information, de description des pays conquis, accomplie par les agents de l’Etat colonial, constitue une source précieuse pour la connaissance du passé.

 

Aujourd’hui, on ne peut soutenir que l’orientalisme soit demeuré un instrument du colonialisme, pas plus qu’il ne le fut exclusivement à un moment de son existence. Il y a toujours eu en lui une part d’érudition profitable sinon au public occidental, du moins aux spécialistes. On ne devrait pas renoncer au terme orientaliste juste parce qu’il y eut quelques mauvais orientalistes. La plupart ont posé les fondements d’une meilleure connaissance de l’islam par les occidentaux. A posteriori, ils ont fini par prendre leur revanche sur le colonialisme, car leurs œuvres sont devenues les instruments de ce rapprochement entre l’islam et l’occident. L’orientalisme a vaincu ses phobies. 

 

Cet orientalisme produisant une littérature de plus en plus documentée, plus près de la vérité historique, même des esprits musulmans lui reconnaîtront une fonction scientifique. Fonction scientifique indéniable d’ailleurs. Matériellement, les milliers de manuscrits qui sont aujourd’hui dans les bibliothèques nationales des pays occidentaux auraient été sûrement condamnés à la disparition s’ils n’avaient pas été achetés très cher parfois, ou dérobés par les agents occidentaux venus à la recherche de documents précieux . Quelle que fut l’intention première des occidentaux, il est certain que seuls eux possédaient alors le souci de préserver ces manuscrits et la capacité de le faire.

 

L’orientalisme montre sa capacité à se remettre en cause, à évaluer son apport. Quand on a tout dit sur la fonction de l’orientalisme dans l’économie coloniale, il restera toujours vrai que l’orientalisme a aussi joué un rôle incontestable dans le rapprochement entre les peuples, du moins entre les élites de l’Occident et celles de l’Orient.

 

L’orientalisme a fini par générer une masse considérable de textes qui rendent les nouvelles promotions d’orientalistes, plus à même de connaître d’autres aspects de l’islam. Aussi bien, l’orientalisme ne signifie plus grand chose, pas par perte de sa substance ou de sa fonction, mais parce qu’il s’est spécialisé, et parce qu’il a mûri. Il commence en outre à faire du bien même pour les occidentaux . On a depuis longtemps déjà dépassé le stade descriptif, pour entrer dans les questions de fond de la pensée islamique. Aujourd’hui, on débat de nouveau de la philosophie musulmane, et pas seulement en tant que transmission de l’héritage grec. Grâce à Henri Corbin, par exemple, les penseurs occidentaux peuvent se livrer à des études comparatistes entre les doctrines musulmanes et les doctrines occidentales. L’étude de l’enseignement du soufisme, en particulier celui d’Ibn Arabî, en particulier sous la direction de Michel Chodkiewicz et de bien d’autres universitaires se développe en quantité, avec l’édition critique des textes, et en qualité, à telle enseigne que bien des points de la doctrine  akbarienne laissent déjà leur empreinte dans l’univers de la pensée occidentale d’une façon générale. Je puis même affirmer qu’aujourd’hui, il existe une connaissance de l’islam, dans certains domaines beaucoup plus avancée, dans les universités occidentales que dans les universités musulmanes, même celles d’al-Azhar et de Qom. Il faut dépasser le préjugé selon lequel seul un musulman peut connaître objectivement l’héritage islamique. Même les quelques docteurs sérieux que possède la Oumma reconnaissent que le mal dont souffrent le plus les musulmans est celui de l’ignorance de leur religion. Or ce genre de connaissance ne doit pas être confondu avec la foi. Etre musulman n’implique pas nécessairement que l’on est plus savant dans sa religion que quelqu’un qui ne l’est pas. Le savoir est un produit de la civilisation, c’est à dire de ce moment historique où la foi imprime un dynamisme à la société tout entière et lui restitue son efficacité.

 

Ce rapport conflictuel de l’occident avec l’Orient ou l’image qu’il se fait de l’Orient, disons l’islam, demeure vivace aujourd’hui, car l’Orient, loin d’être une chose inerte, un cadavre dont on n’a plus qu’à se partager les dépouilles, ne cesse d’interpeller l’Occident, dans son héritage littéraire sans cesse redécouvert et sans cesse mieux connu. L’approche colonialiste du problème a eu pour effet, pour l’occidental, de comprendre que l’Orient n’est pas qu’un rêve, ni un rien que l’on pourrait étouffer.

Que cette approche de méfiance continue de séduire certains occidentaux, en ce moment, comme les Américains qui ont la manie de reprendre toutes les entreprises abandonnées par les Européens, est en soi un symptôme du caractère foncièrement conflictuel de ce rapport. Pire, les Américains tiennent déjà l’Europe comme un possible Orient, en tentant de la mettre sous contrôle uniquement par la force matérielle.

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Il y a un  aspect entier de l’orientalisme qui n’a pas été étudié jusqu’ici, - à raison d’ailleurs- sinon par des allusions. C’est la réception de l’œuvre orientaliste par les orientaux, en l’occurrence, l’élite musulmane. Cet aspect présente peu d’intérêt, en effet. L’orientalisme parle d’abord pour l’occident. Son histoire est celle de l’occident, non celle de l’orient. En outre, aux yeux de l’occidental, la société musulmane, colonisée ou mise ‘’sous protectorat’’, était considérée politiquement morte, neutralisée.

Même de nos jours où les musulmans jouissent d’une indépendance politique formelle, leur présence au monde demeure insignifiante. Les régimes politiques sont tous d’une manière ou d’une autre loin de répondre aux critères démocratiques , si bien que seuls intéressent les occidentaux les mouvances extrémistes qui représentent la seule force d’opposition, - quoique sans projet sérieux, - aux régimes, et qui à ses yeux peuvent constituer une menace à leur hégémonie et doivent de ce fait être combattus, en tant que « terroristes ». L’Occident ne fascine plus, il fait peur !

 

L’oriental a tendance à se méfier de l’image que lui donne le miroir occidental. C’est même l’instinct premier qui se déclenche, le plus naturellement du monde. Mais cette attitude n’a pas été unique, ni la même au cours du temps. Car l’occident exerce aussi sa fascination sur les élites musulmanes. Celles-ci sont divisées sur l’attitude à adopter. Certains sont favorables à baisser carrément les armes. L’autre attitude extrême est persuadée que l’Occident est tout le mal. 

Quant à se demander pourquoi il n’y eut pas occidentalisme de la part des orientaux, on est parfois stupéfait par les réponses que certains tentent de lui apporter. Le fait même qu’on  envisage cet occidentalisme comme une sorte de revanche sur l’occident, une façon d’en faire un objet d’étude à leur tour, trahit une erreur d’appréciation de leur part : ils croient que c’est là une chose qui dépend de leur volonté propre ou de la volonté de quelques uns. C’est perdre de vue qu’il s’agit ici d’un problème de sociologie, qui concerne une civilisation dans son entièreté. Outre sa naïveté, cette attitude cache une volonté grotesque d’imiter, de singer l’occident. On croit la chose facile ! 

C’est à l’orientalisme de prendre sa revanche sur son passé, sur ses craintes du passé. 

Quant à la réaction d’indignation à l’égard de certains ouvrages écrits par des occidentaux, désavoués en raison de leur contenu haineux, elle est tout à fait justifiée. C’est la fonction des intellectuels musulmans d’assurer la défense de leurs idéaux. Mais cela ne saurait être une raison pour rejeter toute l’œuvre produite sur l’islam. Même les excès, -qu’il est légitime de relever- , ceux de Massignon en ce qui concerne Hallâj ou ceux de Corbin en ce qui concerne Sohrawardi d’Alep, sont parfaitement pardonnables. Ils traduisent les sentiments légitimes de leurs auteurs. Ces œuvres ont trop contribué à faire connaître des dimensions insoupçonnées de l’islam pour s’autoriser à les juger avec dédain. Les musulmans devraient se féliciter de ce que tant de grands hommes se soient penchés sur leur religion, suscitant un nombre non négligeable de conversions et de sympathies.

Quant aux orientalistes qui se permettent délibérément de faire preuve d’irrespect envers l’islam, il suffit de dire qu’ils se font tort à eux mêmes. Vincit omnia veritas !

 

L’orientalisme nous apparaît comme un  problème de la conscience occidentale avec elle même : comment se persuader que le voyage d’Orient peut avoir un autre but que celui de rapporter des épices. Déjà l’expérience de Christophe Colomb aurait du donner à penser : en cherchant la route des Indes, il a trouvé un autre monde . Cette histoire ressemble aux récits mythiques d’initiation. Les peuples d’Amérique ont payé pour les peuples orientaux. Nous autres orientaux avons une dette incommensurable envers eux. Ils étaient nos frères, des orientaux sans le savoir, ils ont eu le malheur de se trouver sur la route des Indes. Que serions-nous devenus, si toute cette force brute et impitoyable qui a massacré les Aztèques et les Incas s’était abattue sur nous dès 1492? Le monde aurait perdu à jamais toute possibilité de se ressourcer. Quelle que cruelle que fut la colonisation de certaines parties du monde musulman au 19ème siècle, il est juste de rappeler que la brutalité européenne était déjà largement amoindrie par la conquête et l’exploration du nouveau monde, comme si la providence avait voulu préserver l’Orient en réserve de l’humanité. Le Français qui avait conquis l’Algérie était un homme qui avait déjà commis le crime parricide, en détruisant les églises et massacré les prêtres, durant la révolution de 1789. Il n’était plus qu’un pantin sans ressort propre, sans motivation chrétienne sérieuse, animé par le seul ressort du nationalisme qui finira par ruiner l’Europe.

 

L’histoire de l’orientalisme est parfois l’histoire des phobies et des fantaisies occidentales sur l’islam. Mais elle est aussi l’histoire d’un rêve de rapprochement entre l’islam et l’Occident. Il est certain que des hommes comme Gérard de Nerval, Ernest Psichary, Etienne Dinet, Gustave le Bon, ou une femme comme Isabelle Eberhardt, et bien d’autres ont été des visionnaires. Ils ont vu avant tout le monde ce que presque tout le monde voit aujourd’hui : il faut sauver l’Orient, car il appartient à tout le monde, et il porte la clef de l’unité du monde. Il faut sauver le rêve !

Ainsi l’orientalisme, fait occidental de par ses origines, est devenu de nos jours déterminant dans le façonnage du monde de demain. Un monde un. Ce monde est proche. Ce sera peut être une expression de l’idée islamique selon laquelle c’est Jésus qui sauvera le monde à la fin des temps, et que le soleil se lèvera alors à l’Occident.

En ces temps de mondialisation, l’Occident saura-t-il saisir sa chance de contribuer à cette unité en jouant sincèrement le rôle que l’on attend de lui ?

Omar Benaïssa

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Homère - dans Sociologie