11 mai 2018 5 11 /05 /mai /2018 19:10

La Quête du Joyau, Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmî, traduction du persan, introduction et notes par Charles-Henri de Fouchécour, éditions du Cerf, Paris, 2017

_______________________

 

Le travail de Ch.-H. de Fouchécour, intitulé La Quête du Joyau annonce en sous titre : « Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmî ». Il commence déjà par un oxymore : une ‘’parole inouïe’’ est une expression qui se comprend bien sûr, mais elle contient une ambigüité, une contradiction dans les termes, une antinomie. Une parole est audible, sinon elle n’est pas une parole. La langue française possède la capacité de suggérer le positif avec une expression négative : ainsi ‘’une parole inouïe’’ sous-entend en fait que jusque là ‘’une telle parole n’avait jamais été énoncée, ni entendue’’. Cela se retrouve dans les expressions comme : c’est impensable, c’est inimaginable !

C’est d’entendre qui donne le statut de parole ou de simple bruit. Parfois le silence lui-même est éloquent. Je ne sais qui disait : « Le silence qui suit un concert de Mozart est encore… du Mozart. »

Sans aucun doute, ce sous-titre annonce bien une constante de la pensée de Shams. Ne rien dire de déjà-dit, de ce que tout le monde ordinaire connaît, bref, ne dire que du nouveau, de l’inouï, surprendre son auditeur par un sens nouveau, réveiller son esprit de façon inattendue. On se lasse des discours ordinaires qui ne peuvent énoncer que des vérités galvaudées et superficielles. Certains ont dit des paroles vraies selon la forme, Shams les dit selon le sens[1]. Pour posséder sa pleine puissance, chaque parole doit procéder du fond du cœur, du miroir du cœur qui réfléchit les vérités de l’esprit et les fait sortir à l’être extérieur au moyen de la bouche. Shams cite alors ce vers :

La parole qui ne vient pas de la réflexion

Il ne sied ni de l’écrire ni de la dire[2]

Il est normal que la langue (moyen d’expression) soit la même pour tous, invariable. On peut être tenté d’imiter les Anciens, par la langue, mais pas forcément par les sens.

Comme dit le poète  français André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques…

On fera la différence en exprimant des pensées, des significations et des idées neuves. Parfois ce sont des pensées anciennes qui sont reformulées avec plus d’intensité et de force pour leur redonner une présence, grâce à une expression nouvelle.

Il est indispensable que la parole soit une révélation, c’est-à-dire un dévoilement brusque destiné à frapper l’intelligence et le cœur de celui qui la perçoit en primeur, par le sens surprenant qu’elle fait résonner à l’oreille de l’auditeur éveillé ?

Telle la trompe de la résurrection, cette Parole ramène à la vie les esprits comme par un électrochoc.

« Quand, au cours d’un entretien, je cite un poème, j’ouvre une brèche et je donne le sens de son secret. Certains deviennent muets, subjugués par le sens. Chez Mowlânâ, il n’y a pas de mutisme, seulement la subjugation (ghalabe) par le sens. Chez certaines gens, c’est l’insuffisance de sens. Ceci ne me concerne en rien[3]. »

 

Il s’agit donc ici d’une parole inestimable, rare, qui ne se ramène pas au mesurable par des décibels, le bruit. C’est une parole inouïe parce que l’oreille, organe de l’audition, ne suffit pas pour l’appréhender. Ou alors il faudrait une oreille spéciale, une vigilance, un art d’associer la parole avec une intention sémantique jamais exprimée auparavant. Il faut des  ‘’oreilles conscientes’’, vigilantes, à l’affut du sens. Wa ta’iyahâ udhunun wâ’iya[4]

Avec ce travail, Charles-Henri de Fouchécour a enrichi à nouveau la littérature française, après la publication de la traduction d’une autre œuvre persane incontournable, celle parue en 2006, sous le titre de : Hafez de Chiraz, Le Divan[5].  C’est essentiel. Il avait auparavant commencé avec ‘Onsori, Roudaki et Saadi. Quel beau palmarès!

C'est toute la France et tous les francophones qui auront désormais une dette immense envers lui, bon gré mal gré.

 

Shams déclare que la langue persane possède des caractères où elle dépasse la littérature arabe : « Quant à la langue persane, qu’en serait-il (si je l’ignorais) ? Avec cette subtilité et cette beauté ! Car les significations et les points subtils qui sont entrés dans le persan ne sont pas entrés dans l’arabe[6] ». L’auteur qu’il cite le plus est le poète persan Sanâ’î, dont il semble connaître par cœur le Diwân.

Shams est un homme/auteur du grand siècle de la pensée musulmane, le 7ème siècle de l’hégire /13ème de l’ère commune. Il est contemporain du grand Ibn Arabî, qu’il a connu personnellement si l’on accepte l’hypothèse que certains fondent sur les mentions des échanges qu’il a eus avec lui, surement à Damas. Ibn Arabî est désigné surtout par le titre de ‘’Cheikh Muhammad’’. Ce prénom est aussi celui de Qûnawî, disciple d’Ibn Arabî.

Presque tous les personnages qu’il rencontre à Konya, à commencer par le célèbre Rûmî, son disciple et maître, sont connus de/ ou proches de Qunawî[7], disciple d’Ibn Arabî, qui a préféré demeurer à Konya. Comme un jardin coloré par mille fleurs, par enchantement, tous les grands et beaux esprits ont fait leur apparition à la même époque, dans une même région, pour augmenter leurs chances de se rencontrer. Les évènements suscités par Dieu les ont rassemblés là, faisant venir les uns de l’occident musulman comme Ibn Arabî, les autres de Transoxiane jusqu’à Konya, comme la famille de Rûmî, fuyant les mongoles (appelés Tatars). Ils étaient tous présents à un rendez-vous fixé à leur insu par la Providence au centre de l’aire culturelle musulmane (Syrie et Anatolie). Dieu peut causer un conflit mondial juste pour permettre à quelques personnes de se rencontrer. Là où certains relèvent l’invasion mongole, d’autres ne voient que l’émergence de l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil). Pendant que certains (les maitres spirituels) songent à créer un monde nouveau, d’autres (les Mongoles) s’emploient à détruire l’ancien.

C’est le siècle où le ‘’soufisme’’ pour garder le nom que l’on donne généralement à ce mode de pensée et d’enseignement, produit ses figures qui vont dominer les siècles suivants y compris le nôtre: Ibn Arabî, en tête, Ibn Sab’în, Ibn al-Fâridh, pour l’Occident musulman, et Rûmî, Shams Tabrizi rendu célèbre par son disciple Rûmî, Fakhreddîn Erâqî, etc., pour l’Orient musulman. La liste serait longue à énumérer.

Ces hommes du 13ème siècle, qu’ont-ils donc de commun, alors que leurs personnalités les distinguent clairement ? Pourtant, leur doctrine semble  être la même dans son but : on cherche l’Homme Parfait. C’est la personnalité qui impose et détermine, le degré de maturité, la puissance de l’esprit qui détermine le point de divergence. Le but est le même, mais chaque tambour résonne selon une tonalité particulière.

Pendant que ces hommes s’affairaient à connaître Dieu, le territoire musulman était sous la menace mongole. Bientôt, Bagdad, la grande capitale allait tomber en leurs mains. Mais ces hommes sont indifférents aux aléas de l’histoire : « Il vint et dit : ‘’Ah, les Tatars sont arrivés, mauvais évènement ! » Je dis : « N’as-tu pas honte ? Tu prétends être tant de fois un canard et tu trembles ainsi à cause de l’orage[8] ? » Les soufis ne se laissent pas distraire par les nouvelles de ce monde, ils savent déjà que ce monde est lézardé dans son être même. Les hommes ne sont pas tous uniment concernés par les actes de Dieu. Chacun reconnaît celui que Dieu lui destine. Ce qui a fait le malheur des Abbassides a fait le bonheur de ceux qui aspiraient à plus de liberté. Les soufis,- les derviches, dit Shams de Tabriz - ne se laissent pas détourner de leur passion par les évènements qui montrent la rigueur de Dieu qui n’est rigueur qu’envers ceux qui la méritent. Ils sont concentrés sur l’écoute de leur cœur.

Shams de Tabriz fait une entrée littéralement fracassante dans la vie de Jalâl al-Dîn Rûmî. Il renverse le cours paisible et tout tracé de la vie de Rûmî. Les paroles de Shams sont à l’image de sa vie. Il est ce qu’il enseigne. Catalyseur et éveilleur du génie de Rûmî, il s’efface cependant devant lui, puis disparait soudainement après avoir joué son rôle, comme pour ne pas mettre de l’ombre à la lumière de Rûmî qu’il a allumée avec deux ou trois mots, qu’il a entretenu deux ans durant.

Rûmî va lui rendre toute sa lumière, comme le fait le miroir, en attribuant tout son Divân à l’inspiration de Shams.

Shams est un homme de passion, un homme n’admettant aucune concession à la (l’autre) passion, celle qui anéantit les âmes faibles, qui la subissent, hawâ ou shahvat.

« Cette passion, je ne la prends pas au sens de concupiscence. La passion est cette chose-ci : dans l’état où elle se meut, si l’on dispose cent houris devant toi, elles te paraitront comme les gravas d’un mur écroulé. Quand tu entends les mots de la sagesse (hekmat), ou bien quand tu étudies, tu deviens ivre et cette passion entre en mouvement. Au fond, la passion est le rayon provoqué par la lumière des voiles (partov-e nur-e hojob), car, « jusqu’à Dieu – exaltée soit Sa transcendance ! – il y a soixante-dix voiles faits de lumière[9] » (hadith)

Ce texte fait écho à, - et éclaire - celui-ci,  en révélant ce qui déclenche cette passion: « L’Être sans le besoin aime le besoin. Grâce à ce besoin, tu bondiras soudain hors des contingences de cette vie. Quelque chose de l’Éternel est lié à toi, et c’est l’amour (‘eshq) ! Le piège de l’amour est là et il t’enroule en lui ! Car (les mots du Coran) « Ils L’aimeront » est la conséquence de « Il les aimera » (Coran, 5 : 54). Grâce à cet Éternel, tu verras l’Éternel : « Les regards ne sauraient L’atteindre alors qu’Il peut atteindre les regards » (Coran 6 : 103) La plénitude de ces paroles est telle, qu’elle dépasse toute plénitude, jusqu’au Jour de la Résurrection elles ne prendront fin[10]. » C’est cette plénitude qui confère ‘’la quiétude aux darviches, parce qu’ils se sont engagés concrètement avec Dieu[11]’’.

 Quand il rejette un avis, une parole, une personne, ce n’est jamais par inimitié personnelle, par vengeance. Mais il donne des coups de marteau, des injures, des insultes à ceux qui font offense à la Vérité, qui l’expriment mal, défectueusement. Il ne se censure pas quand il s’agit d’un crime contre l’esprit. Il recourt à la violence verbale, parfois même ‘’physique’’, car elle peut souvent servir à réveiller des esprits endoloris. Il est prêt à redevenir amical dès l’instant où la personne fait son mea culpa.

Pour lui, Halladj  a eu tort de prononcer son ‘’anâ al-haqq’’ (je suis le réel). Seul Dieu peut dire qu’Il est Haqq. Sur ce point il est en accord avec Ibn Arabî. Cela ne correspond pas à la bonne marche mohammadienne qu’il s’agit d’imiter en esprit et en acte. En disant ‘’moi ou je‘’ il fait preuve de manifestation de son égo. On doit s’effacer devant Dieu, se réveiller de son inconscience, reprendre son esprit, et ne jamais empiéter dans le domaine divin. Telle est la limite fixée par le Prophète : « Ma fierté c’est mon indigence (ontologique), al-faqru fakhrî, » disait-il. Il ne dit pas : ‘’Je suis fier d’être le sceau des prophètes’’. Le Prophète est un pur serviteur (‘abd mahz), comme le rappelle Ibn Arabî. On ne doit pas se montrer plus mohammadien que le Prophète. « C’est Dieu qui est Dieu. Quiconque est créé n’est pas Dieu, ni Mohammad, ni tout autre que Mohammad[12] », rappelle Shams.

« La faute est venue des grands, car, par suite de dérangement, ils ont dit ces paroles ; ana’l-haqq (« je suis Dieu »), et ils ont délaissé le fait d’aller à la suite (motâba’at, à la suite du Prophète), et les paroles sont tombées dans la bouche de ces gens. Sinon, quels chiens sont-ils pour dire ces mots ? Si j’avais eu l’autorité, (j’aurais ordonné) : qu’on les tue ou qu’ils se repentent[13] ! » Les grands sont ici les grands parmi les maitres du soufisme : Hallaj et Bayazid Bistami, par exemple. Mais aussi sans doute dans une moindre mesure, Ibn Arabî lui-même. Il ne les désapprouve pas totalement, mais sur ce point de la motâba’at du Prophète, Shams est inflexible. Quant à les condamner, on sait que Halladj a ‘’payé’’ de sa vie ses paroles, qu’il a assumées jusqu’à son dernier souffle. Quant à Bastâmî, les sources nous laissent penser qu’il y a eu divergence quant aux jugements sur les paradoxes qui lui ont été attribués[14].

Le cas d’Ibn Arabî est plus difficile à traiter, car on ne lui connait pas de paroles extatiques (shatahât) semblables à celles des soufis que nous venons de mentionner.

Shams est d’accord avec Ibn Arabî quant au statut du savoir des philosophes. Comme lui, il pense que ce savoir des philosophes n’est pas tout vain. Mais Shams déclare que Platon est le philosophe parfait et Ibn Sina (Avicenne) n’est philosophe qu’à moitié. « La raison mène jusqu’au seuil, mais ne conduit pas à l’intérieur de la maison. Là-bas, la raison est un voile, le cœur est un voile, la tête est un voile[15] »

Shams porte une grande vénération à Ibn Arabî. Il écrit : « Il était un homme qui partageait bien la peine des autres et il était un bon familier. Cheikh Mohammad était un homme merveilleux, mais il n’était pas dans la Marche (à la suite du Prophète). Quelqu’un a dit : « Il était la Marche à suivre elle-même. » Je dis : « Non, il ne suivait pas à la Marche[16]. » Shams semble considérer qu’Ibn Arabî a lui aussi failli à la règle de la motâbe’at, de la marche stricte et fidèle sur les traces du Prophète, le suivre pas à pas. Lui reproche-t-il d’avoir prétendu à la qualité de ‘’sceau des saints’’ (khatm al-awliyâ), titre qui serait une prétention, une trace d’égoïté, et qui ne s’appuie pas sur une Parole du Prophète ni sur une indication du Coran ? Le texte ne le dit pas. En tout cas, Shams applique la règle de la motâbe’at avec scrupule sans que cela implique, une quelconque dépréciation de la personne d’Ibn Arabî. Il ne se compare pas à lui, pas plus qu’il ne se dit supérieur à Halladj. Il évite de tomber aussi dans la même erreur d’arborer son ‘’ego’’.

Rûmî dit dans le Divân-e Shams Tabrizi:

Man, agar nâlam, agar ‘odhr âram

Panbeh dar gûsh konad deldâram

Moi, si je gémis, si je cherche des prétextes,

Mon Bien-aimé se bouche les oreilles avec du coton[17]

Dieu n’aime pas entendre les hommes parler de leur ‘’moi’’, car le moi se pose en face de Dieu, au lieu de se dépouiller de son être propre qui est illusoire. Seul Dieu est.

 

[1] " Tout ce qu'on t'a dit pour expliquer ce qu'est le châtiment dans la tombe, l'a été selon la forme et l'image, mais moi, je te l'ai exposé du point de vue de son sens." Page 89. Les pages indiquées en notes, par la suite, renvoient au texte de la traduction française, présentée ici.

[2] Page 390

[3] Page 159, (138, 19-21)

[4] "Afin d'en faire pour vous un Rappel, à conserver par toute oreille fidèle." Coran, 69 : 12, trad. J. Berque

[5] Aux Editions Verdier, Paris

[6] Page 275

[7] Notons que Sadr al-Dîn Qûnawî, disciple d'Ibn Arabî se prénomme aussi Muhammad, et aurait pu être le ''Cheikh Muhammad'' s'il était établi que les échanges avaient eu lieu à Konya.

[8] Page 332

[9] Voir sa définition de la passion, page 112

[10] Page 68, au tout début du texte de la traduction française

[11] Note de C-H. de Fouchécour, en bas de la page 150 de sa traduction du texte persan.

[12] Page 377

[13] Page 252, (210, 23)

[14] Dans le commentaire relatif à la page 185, ligne 19, l'éditeur du texte persan, Mohammad Ali Movvahed apporte aux pages 498 à 500 du texte persan, des éléments complémentaires au sujet des jugements portés sur les paroles extatiques prononcées par Bayazid Bastâmi et par les anciens maitres du soufisme. Il conclut par un fort désaveu par Bastâmi lui-même, refusant qu'on lui attribue de telles paroles. Il les aurait prononcées à un moment d'extinction où c'est Dieu qui parlait à travers lui. Mohamed Ali Movahhed remarque aussi que Rûmi suivant une tradition typique des spirituels de l'islam, n'a pas fait mention des aspects polémiques de la vie de Bastami, dans le quatrième cahier du Mathnavi ma'navî.

[15] Page 213                

[16] page 372

[17] Vers suggérés par mon maître spirituel Nahid Shahbazi qui m'a initié à la grande littérature mystique persane, surtout celle de Rûmî et son maître Shams de Tabriz et celle du grand Hâfez de Chîrâz.

En ce qui concerne le travail de traduction qui nous introduit à la connaissance de la pensée (les aphorismes, les dialogues, les anecdotes édificatrices, les commentaires des versets coraniques, etc.) de Shams de Tabriz, l’apport est vital. Comment pourrait-on encore ignorer dans la langue française cette œuvre si riche, si exaltante qu’elle peut avoir sur l’esprit un effet revivifiant par un oxygène neuf et pur qu’elle leur dispense. C’est ainsi que les cultures se  nourrissent les unes les autres.

L’œuvre de ces maîtres se caractérise par l’objet de leur quête. Cet objet peut se définir comme la quête particulière d’une langue spéciale. Des mots rares, chargés d’un sens puissant, dégageant une énergie qui donne le tournis à celui qui les lit, qui le surprennent par l’immense savoir qu’ils révèlent, qui le fait jubiler?

Leurs mots ont l‘apparence des autres mots, c’est leur agencement hautement inspiré qui génère l’impact spécifique voulu par le locuteur de l’énoncé.

Il faut être un artiste consommé, un psychologue expert parmi les experts pour savoir obtenir cet effet comparable à celui visé par les alchimistes. Transformer une banale pierre en or pur, d’un seul regard, d’un seul mot.

Il n’est pas donné à n’importe quel poète, n’importe quel écrivain même doué par ailleurs, d’exprimer l’inexprimable, de dire l’indicible, l’ineffable. « Les mots en énigmes sont des lieux de révélation. », écrit Fouchécour dans son introduction (page 14)

Shams développe une mystique, ou une métaphysique pratique, où la connaissance s’obtient en creusant en soi, et rien qu’en soi. La connaissance de soi ne s’obtient pas par l’étude. Elle relève de l’effort de vigilance et non pas de la science.

Elle ne se nourrit pas des mots d’autrui, des écrits d’autrui, mais uniquement de l’expérience amoureuse, eshq, qui est le moteur de la vie pleine. La puissance de cet amour est telle que Rûmî qui était féru de lecture, lui exprimera cela par ces paroles : « Depuis que j’ai fait ta connaissance, ces livres sont devenus pour moi insipides[1]. »

Les poètes ont recouru à plusieurs formes d’expressions, mais il ne s’agit pas du tout des formes et de recettes techniques courantes et académiques.

Il s’agit de présenter des phrases qui de prime abord semblent accessibles à tout le monde. Sauf qu’une fois entendues (ou lues), ces phrases requièrent le sentiment d’un puissant besoin, de la part du lecteur, pour les sens qu’elles délivrent. Il faut avoir conscience d’être dans le besoin pour bouger, pour aller quérir le joyau. Sinon, le joyau ne viendra pas à vous. Il veut être désiré, ardemment recherché. Il faut qu’il sente en vous le besoin, niyâz, maitre mot dans la ‘’doctrine’’ de  ces maitres. Voici un passage puissant où Shams explique ce que doit être la quête spirituelle : « Que tu sois à Celui qui est essentiel, il est le But recherché. Il est l’Essentiel de tous les essentiels, le But de tous les buts. Non pas cet essentiel qui deviendra un jour secondaire. Et que tu te tiennes debout sérieusement à Sa recherche. Et que tu tiennes comme énorme tout ce qui oppresse la pensée et tient éloigné du but à atteindre. Et si tu prends à la légère de corriger cela, c’est sans doute qu’à ton opinion le but que tu cherchais n’en valait pas la peine[2]»

On ne peut pas se passer de Shams, car ce serait dédaigner un trésor dont on soupçonne l’immense valeur.

Comme son enseignement est un fruit, et qu’il est lui-même le fruit de sa discipline, le produit qu’il nous livre, des siècles après sa mort, conserve sa fraicheur et peut et doit se consommer directement, cru sans préchauffage et sans le passer à la moulinette.

La traduction française proposée par Fouchécour permet d’y accéder, avec un effort quand même, parfois dans le texte, parfois dans les commentaires, l’introduction, et les clés de lecture qui constituent l’apparat critique de l’ouvrage. Tous les traducteurs savent qu’il s’agit de traduire des sens pas des mots. Ces derniers sont la matière première, certes, mais ils ne prennent sens, ne dégagent leur parfum, que lorsqu’ils sont associés à des contextes, à d’autres mots, verbes, noms, particules, adjectifs, adverbes, et autres prépositions. A quoi il faut ajouter les figures de styles propres à chaque langue.

Chaque parole de Shams est un Joyau,  une pierre précieuse, savamment et patiemment travaillée et ciselée après l’avoir été dans la chair même du joaillier. Le jeune Shams répond à son père qui lui demande de s’expliquer sur son ‘’excentricité’’ : « Je suis comme un œuf de canard qui a été couvé par une poule. A ma naissance, j’ai rejoint ma mère cane. Elle est entrée dans l’océan, je l’ai suivie. Ma mère poule n’a pas pu suivre[3]. »  Peut-on être plus clair après cela ? Le père a donné naissance à un canard dont l’océan est le milieu naturel.

’La Quête du Joyau’’ doit se lire comme une sorte de manuel de soufisme pratique. Il n’enseigne pas comment penser, mais comment agir et rester éveillé de façon à conforter la pensée. Il n’a pas le format d’un traité, ni l’ordre pédagogique fondé sur les étapes successives à suivre pour parvenir à la fin de la Voie. Il en est ainsi parce que justement la voie commence pour chacun là où il a mis son pas, et au moment où il a pris conscience d’être sur la Voie. Pour Shams la voie doit se traverser selon l’expression : ‘’deux pas et ce fut l’union[4]’’, si on est doué de résolution et d’éveil. Il n’y a pas forcément les années de discipline, ni même la présence physique d’un maître.

Quelqu’un peut se ‘’réveiller’’ à telle étape, et un autre à telle autre étape plus avancée ou débutante. Ce n’est pas le traité qui indique le moment initial ou initiatique de la Voie, ni la durée de l’initiation. Il y a des exemples de novices qui sont devenus des maîtres du jour au lendemain, voire en quelques secondes.

C’est pourquoi l’ordre des pensées dans le Livre de Shams n’est pas pertinent pour celui qui cherche une logique de l’exposé. Toutes les pensées ou toutes les paroles ont la même importance, la même priorité. Toutes sont capables de catalyser l’éveil. C’est celui qui les lit ou les entend qui décide de l’ordre à leur donner dans sa propre intériorité. Car le sens qui comprend la parole est au-dedans de chacun.

Des auteurs modernes[5] se sont penchés sur le miracle de l’expression mystique, et exposent comment cette expression a trouvé sa voie propre pour dire des mots qui portent des messages indicibles autrement. Dire l’indicible, c’est comme penser l’impensable.

Quelqu’un a dit que traduire véritablement c’est comme verser du vin d’un récipient étranger dans un récipient local, sans lui faire perdre sa saveur d’origine. C’est rendre dans sa propre langue des paroles écrites ou exprimées dans une langue étrangère sans leur faire perdre leur qualité enivrante, leur capacité à donner le vertige que génère la hauteur d’où elles proviennent. La traduction est possible. On le sait depuis des millénaires, depuis Babel. Les hommes ont traduit les grands monuments de la pensée religieuse et philosophique de toutes les cultures. La langue particulière n’est pas une barrière. Fouchécour n’en est pas à sa première expérience, lui qui maitrise parfaitement la littérature persane classique. Les esprits humains sont surement en synergie et en réseau, comme on dit de nos jours. Ils communiquent de façon que chaque cerveau soit capable de saisir le sens visé par le locuteur, même s’il en prend connaissance d’abord par l’ouïe (pour une parole) ou les yeux (écrit). Quand il la lit, son esprit la renvoie au contexte historique où cette parole fut prononcée, et la parole lui devient traduisible, capable d’être comprise et d’être dite dans une autre langue. C’est ainsi que les hommes ont pu lire et comprendre Platon, Homère et Hésiode (mythologie grecque), dans leurs langues respectives.

C’est cette capacité de créer le vertige cathartique ou l’extase ou simplement l’admiration qui sert de critère d’évaluation à cette sorte d’œuvre. C’est à cette tâche – retraduire cette capacité dans la langue cible - que s’adonnent les grands traducteurs des ouvrages de haute facture (textes religieux ou philosophiques, romans). Vous êtes saisis par la beauté de l’expression, mais aussi par l’irrésistible invasion d’un sentiment de considération, de grandeur que l’œuvre impose au lecteur. Ce que l’auteur nous dit, émane en réalité de notre propre fond. C’est en nous-mêmes que nous  lisons. Le livre que nous tenons dans nos mains est un miroir. « Cent milles jarre de vin ne font pas ce que fait la Parole du Seigneur des mondes. », nous dit Shams[6]. La parole de Dieu (le Coran) possède un pouvoir d’extase, d’ivresse, incomparable.

Le miroir, métaphore largement utilisée par Shams, nous invite à saisir l’occasion, à réévaluer le sens de notre vie. Comme le sapere aude (sache oser !) de Kant, Shams nous dit de cesser de voir la grandeur chez d’autres, et de comprendre qu’elle est en nous aussi si nous osons renoncer à notre moi. ‘’Deux sauts’’ et nous aurons atteint le but. ‘’Procure-toi un miroir.’’, recommande-t-il. Le miroir c’est le maître spirituel, le guide. ‘’Le croyant est le miroir du croyant.’’, dit un hadith.

Le monde, - comme représentation-, menace de s’écrouler à chaque instant. Chaque instant pourrait bien être le dernier. Il ne subsiste que par le flux incessant du sens. Le sens est le moteur invisible de l’univers. C’est le sens du monde qui préserve le monde.

Préserver le sens, c’est le recevoir pleinement, l’exprimer adéquatement, et le transmettre intégralement. Pour cela, il faut trouver une oreille capable de l’entendre, un cœur capable de le contenir un esprit capable de le retenir, de l’entretenir, de le garder brûlant. C’est qu’il pourrait à tout instant se figer ou être renvoyé à son expéditeur. Le lecteur initié qui le reçoit, comme une braise dans sa main, tente de lui garder une fermeté, une consistance qui dure au moins le temps de la transmettre au disciple, ayant qualité pour le recevoir. Cette capacité peut se conserver quand la Parole est écrite, jusqu’au jour, - jusqu’au siècle parfois -, où elle trouvera son destinataire qui pourra la lire.

Autrement, le maître sera dans le regret d’avoir porté sur soi un ‘joyau’’, sans avoir trouvé à qui le transmettre. La coupe sera brisée, le contenu en sera éparpillé. Dieu nous garde d’une telle perte !

L’instant du derviche se tient par la tension du Temps : ‘’s’il ne restait qu’un ‘’jour’’ pour la fin du monde, - dit un hadith -, Dieu le prolongerait pour faire advenir un âge d’or final, où règneraient la justice divine et la paix’’, avant le cataclysme ultime. La durée du temps terrestre dépend du programme divin.

L’homme qui se convertit in extremis, avant sa mort, pourra  expérimenter ce temps de quelques secondes comme une durée beaucoup plus longue. Car se convertir, c’est retourner à son destin qui fut inscrit pour lui depuis l’éternité. Saisir l’occasion, c’est aller à la recherche du temps qui n’est jamais perdu que pour l’homme ordinaire.

La raison philosophique et théologique:

La raison cherche à capturer des concepts, à les figer pour se constituer une langue ordonnée, un système. Le philosophe connait des concepts. Il veut nommer les choses, les fixer, les figer, les identifier une bonne fois pour toutes. Il nie et rejette ce qui échappe à la catégorisation, ce qui ne rentre pas dans l’espace mental qu’il a défini, c'est-à-dire, dans sa tête.

« Le positivisme de la chose tiendrait volontiers pour négatif tout ce qui est non-chose; et pour la philosophie négative ou apophatique, au contraire, c'est cette mystérieuse non-chose qui est la positivité par excellence, l’ineffable positivité[7]... » Pensée vertigineuse.

Le cœur essaie de capturer des images fugaces, sans cesse changeantes. Le mystique ne voit pas des concepts, il voit l’être même pensé, devenir tangible. Il cherche à l’apprivoiser, à s’en rendre familier.

Le mystique n’adore pas des mots. Il les saisit au vol, et les relâche dès qu’il s’en est servi pour atteindre son but. Son œuvre c’est d’abord de changer l’homme, pas de réussir son poème, son éloquence. Il jette la seringue quand il en a vidé le contenu.

L’image du miroir est à la foi existante et non-existante. Pour la rendre persistante, il faut entrer dans le miroir, c'est-à-dire renoncer au monde, s’effacer de ce monde, renoncer à soi, pour avoir le droit de voir et devenir soi-même un miroir. Sinon, le miroir ne cessera pas de nous défier, de nous rendre perplexe, par l’image négative ou imparfaite qu’il nous renvoie, et que nous détestons, parce qu’elle dit notre vérité. Le miroir sait qu’il n’est rien, qu’il n’a rien, par lui-même. C’est par cela qu’il enseigne et c’est cela qu’il enseigne : s’anéantir pour être.

La distinction théologique entre transcendance (tanzih) et immanence (tashbih) est dualiste, antinomique. Comme les théologiens considèrent ces deux aspects comme essentiels, ils perdent de vue toute la richesse[8]. Parce que l’antinomie est dans chacun des deux termes. Le tanzih est déjà quelque chose qui échappe à la saisie par la raison. Il ne peut s’exprimer, se dire que sous la forme d’une allusion. Et ce n’est qu’à ce titre, rejeté par les théologiens, qu’il peut être productif, fécond.

Il en va de même du tashbih, de l’immanence. Comment l’Éternel pourrait-Il se fondre dans le contingent ? Ou comment le contingent, l’insignifiant, peut-il acquérir de la valeur comparé à l’Éternel ?

Par conséquent, pour parler de Dieu, il ne faut pas le faire avec la langue et les catégories rationnelles. Il faut que la parole soit comme un catalyseur en chimie : elle rend possible la réaction chimique, sans qu’on y retrouve sa trace.

Il faut se soucier non pas de purifier Dieu de toute ressemblance, mais de purifier le cœur-miroir des humains, de toute rouille, de toute impureté pour lui permettre de ‘’voir’’ Dieu dans une forme qui ne peut être qu’une ‘’expérience’’ fugace mais qu’il est possible de répéter. La voie de connaissance est celle qui passe par la connaissance prioritaire de soi.

L’éternité du monde est subordonnée à celle de Dieu, une sorte d’éternité contingente, une éternité seconde.

Le monde extérieur est donc aussi un miroir où se reflètent les qualités divines, de puissance, de vie, de science, de beauté, de bonté, de sagesse, etc.

On ne peut pas connaitre l’Essence de Dieu, mais on peut connaître Ses actes qui sont dans le monde. Connaître Ses actes nous conduit à Le connaitre, Le connaître, c’est L’aimer, L’adorer.

« Les Mutazilites disent : « L’éternité de la Parole implique l’éternité du monde. » La Voie n’est pas de débattre avec les Mutazilites, elle est la voie de la brisure, de se réduire en poussière, Voie du dénuement, de l’abandon de toute jalousie et de toute haine[9] » La doctrine mutazilite a beaucoup de partisans, qui sont ainsi rassurés. Pourtant, pour Shams tout cela n’est qu’arguties de gens du monde. L’important n’est pas là. Mais de connaître ‘’le sens de l’éternité pour toi, dans le concret. Et c’est la voie de la brisure (shekastegi) de soi’’.

La transcendance affirmée par les théologiens est désespérante. Elle affirme un Dieu si inconnaissable que le croyant se sent frustré. Dieu est évacué du monde. Trop haut pour être à portée des prières du croyant.

L’immanence divine fait peur aux juristes (fuqahâ). Elle suggère le risque d’un ‘’excès de (présence de) Dieu’’ dans le monde. Les hommes finiraient par voir Dieu en toute chose, au risque du polythéisme.

Cette ‘’situation’’ philosophique antinomique survient parce que les théologiens ont situé le problème en un ‘’Dieu fixe’’ dont ils prennent soin comme pour Le débarrasser des défauts que lui prête l’ignorance des hommes, au lieu de se tourner justement vers cette ignorance, pour y retrouver la source du problème. C’est à travers la connaissance de soi qu’on parvient à la connaissance du Seigneur, enseigne un hadith. C’est parce qu’il existe un être adventice, muhdath, l’homme (microcosme) ou le monde[10] (macrocosme), que nous pouvons connaître ce qu’est l’éternel, qadîm. « Court et long sont des attributs du corps et le propre de celui-ci est d’avoir été produit nouvellement (muhdath). Premier et dernier relèvent de lui. Sans lui (le corps), il n’y a ni premier ni dernier, ni apparent ni caché[11]. » Shams possède une doctrine  métaphysique qui n’est pas très élaborée, mais qui s’énonce clairement. Il affirme ainsi ce que d’autres expriment en termes ontologiques : l’être  (Ce qui est absolument) ne serait pas connu sans les étants. Le Créateur, nom divin, ne serait pas créateur sans les  créatures, le Très-Savant (al-‘alîm) ne serait pas savant sans les objets de la science, etc.

 

[1] Page 220                                  

[2] Page 214

[3] Je résume. Le texte entier se trouve aux pages 76 et 77

[4] Pages 74 et 75: histoire de l'homme qui découvrit l'écrit indiquant la cache d'un trésor.

[5] Par exemple, Michael Sells, Mystical language of unsaying, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1994  

[6] Page 100

[7] V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 68.

[8] Voir aux pages 208 et suivantes l'exposé-récit de Shams au sujet des deux thèses en conflit, et qui se termine par le conseil d'une bonne-femme à son époux.

 

[9] Page 142

[10] Page 223, Shams dit: " Tout ce qui existe dans la totalité du monde existe dans le fils d'Adam".

[11] Page 223

Ainsi l’Être ne saurait être connu sans les étants. Il n’y aurait ni éternel ni adventice, ni premier ni caché, ni premier ni dernier. On ne connait l’éternel que si l’on connait le créé. Ce n’est que par rapport à l’immanent que l’on peut comprendre le sens du mot transcendant. Thème récurrent dans l’œuvre d’Ibn Arabî.

Affirmer dans l’absolu que ‘’Dieu est transcendant’’ est en soi une antinomie : nommer quelque chose (Dieu), c’est déjà lui donner une présence, un lieu fixe ; et affirmer sa transcendance, c’est nier cette présence, la rendre impossible.

Paradoxalement, le tanzih de Shams rend Dieu présent à chaque instant, plutôt que de Le rendre absent. C’est le Dieu absent-présent. Il s’exprime par l’oxymore.

‘’Maintiens ton regard élevé. Car ton regard ne pourra jamais L‘atteindre.’’

Comme l’explique Ibn Arabî dans le Fusûs al-Hikam, Dieu n’est Dieu (ilâh) que dans le rapport à la créature qui Le reconnaît pour Dieu (ma’lûh) et dont Il est le Dieu. Dieu et l’univers (qui Lui est soumis) sont liés par un rapport de Créateur à créature. Ibn Arabî affirme que le Dieu des philosophes, celui ‘’démontré’’ par un raisonnement logique qui en fait un être nécessaire, peut être reconnu comme une ‘’essence éternelle’’, mais on ne peut lui attribuer le nom de Dieu que si l’on détermine en même temps de qui Il est dieu (ma’lûh).

C’est le regard de l’homme qui doit se transcender pour comprendre ce que signifie réellement la transcendance divine pour l’homme, et ‘’se rendre immanent soi-même’’ pour comprendre Son immanence.

« Le cheikh Mohammad dit : ‘’ le champ de la parole est très vaste, car quiconque le veut, parle autant qu’il le veut.’’ Je dis : ‘’ Le champ de la parole est étroit, le champ du sens est vaste. Va au-delà de la parole, si bien que tu verras la vastitude, tu (en) verras le champ ! Vois donc si tu es apparemment proche et en réalité loin, ou apparemment loin et en réalité proche ?’’ Il dit : ’’ Vous le savez mieux (que moi)’’ Il dit encore : ‘’Nous n’en avons rien à faire ; tu es ce que tu es’’ Mais avance déjà selon l’apparence des choses car « Etre ensemble est une miséricorde de Dieu » Et si la parole ne t’est pas adressée, ne t’en effraie pas et ne t’enfuis pas. En effet lorsqu’une assemblée de personnes étrangères (à la Voie) se trouve là, soit au dehors, soit au-dedans de ton être, en ma compagnie on ne parle pas du mystère de la Voie au-delà de la forme (des mots), mais (on le fait) au temps (seulement) où advient l’intimité[1]»

Shams commente ainsi le hadith : « Parlez aux gens selon leur capacités mentales » : « Parlez aux gens selon leurs capacités mentales ? Ce niveau des capacités mentales, c’est leur malheur[2] ! »

 Plus loin il reprend le thème :

« Le champ de la parole est très vaste, tandis que le sens est étroit sur l’étendue de son champ, puis il y a des sens au-delà du champ de ce sens, qui restreignent l’étendue de l’expression. Ils l’abaissent, ils l’enfoncent, ainsi que les lettres et les sons. Si bien qu’il ne reste plus  aucune expression. Et donc la mise au silence de celle-ci ne vient pas du manque de sens, mais de son abondance[3]. »

Le champ des paroles n’est pas plus vaste que celui du sens. Ce qui est en jeu, c’est la capacité à recevoir, par un fath, (une ‘’ouverture’’), des sens nouveaux demandant à être exprimés. Au fond, seuls ceux qui sont élus seront appelés. Les messages célestes sont envoyés afin que les élus se ‘’rappellent’’ (dhikr) de leur élection. Même révélé en arabe, le message prophétique n’a pu remuer que les esprits auxquels il était destiné, qui humèrent déjà son parfum, alors même qu’ils étaient dans l’ignorance du message. C’est ce que semble nous dire Shams dans le passage (83, 20 à 84, 12) qui se trouve aux pages 85 et 86. Il faut un sens intérieur pour capter le message émanant du Joyau, même enveloppé sous une épaisse gangue protectrice. Le Joyau émet un signal qui parvient à celui qui a le don, le sens pour le capter. Le message se transmet de secret en secret. De poitrine à poitrine.

C’est ce qui explique que pour Shams le persan est aussi une langue de la révélation. Car les sens qu’il révèle aux grands esprits sont ‘’révélés’’ (dévoilés) par eux, à la masse des croyants. On a dit du Mathnavi qu’il est le Coran en persan. Cela a également été dit de la Hadîqa de Sanâ’î.

Pour Shams, toujours soucieux de la motâba’at du Prophète (le suivre à la trace) le Coran révélé au Prophète est la source de toutes les révélations qui viennent aux cœurs des grands hommes ou des moins grands.

« Je ne donnerais pas le moindre fait rapporté (khabar) de Mostafa – Que Dieu le bénisse et lui donne le salut ! – en échange de cent mille traités de Qosheyri, de Qoreyshi et d’autres. Ils sont sans saveur (maze), ils sont sans goût, ils n’atteignent pas le goût du khabar.

Ils ne donnent pas une gorgée aux adorateurs d’eux-mêmes[4] ! »

C’est le cœur qui est le réceptacle de toute révélation ‘’Il le fit descendre dans ton cœur…’’, dit le Coran

Dans la littérature française, André Chénier a eu cette intuition quand il écrit dans ses Élégies :

L’art, des transports de l’âme, est un faible interprète

L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète

Mais le poète arabe Ghiyâth ibn Ghawth (mort vers 92/710), surnommé al-Akhtal que l’on donne pour chrétien, est encore plus explicite :

La parole vraie se trouve certainement dans le cœur

C’est la langue qui est chargée d’exprimer ce que dit le cœur[5] !

Faisons aussi cas de cette citation d’Augustin d’Hippone :

« Ce que tu avais conçu dans ton cœur n’y était enfermé en aucune langue » dit Saint Augustin[6]. Avant de se dire dans une langue donnée, la pensée n’a pas de langue. La pensée est bien ancrée ontologiquement que la parole. Elle ne s’habille de la langue qu’après avoir reçu l’aval de son concepteur-locuteur.

 

[1] La Quête du Joyau, page 102 et 103

[2] Page 76

[3] Idem, page 105

[4] Pages 250 et 251.

[5] Innâ al-kalâma la fi l-fu’âdi wa innamâ / Ju’ila al-lisânu ‘ala al-fu'âdi dalîlan. Ce vers est souvent mentionné par les commentateurs de l'œuvre d'Ibn Arabî.

[6] Sermon 288, référence communiquée par mon ami Henri de Pazzis.

Le mystère demeure un mystère pour les autres, et le secret révélé, demeure en réalité toujours caché pour celui qui est étranger (nâ-mahram), pour l’intrus, qui n’est pas admis dans le cercle.

Celui qui s’aventurerait à révéler des ‘’secrets’’, ne s’adressera en fait qu’à des novices. Sa trahison lui reviendra à la figure, sous la forme de honte.

« Tout récit a une pulpe (maghz). Les grands hommes ont produit leur récit pour cette pulpe, non pour repousser l’ennui. Ils l’ont produit sous forme d’histoire (hekâyat) pour y faire voir cette intention. Quoiqu’il en soit, au service des grands, ‘’qui se tait se sauve’’, surtout que :

Tout ce que le jeune homme voit dans le miroir / l’homme le voit dans la brique cuite (note[1]) »  

Cette capacité à capter le sens s’obtient par étapes, par maturation progressive. C’est donc un fait d’expérience. Les vérités sont toutes des vérités d’expérience, jamais d’imitation.

« Pour nous, quelqu’un ne peut pas devenir musulman en une fois : il devient musulman puis devient infidèle, et à nouveau il devient musulman, et à chaque fois quelque chose naît de lui, jusqu’au moment où il devient parfait[2]»

Ce n’est pas une position théologique mais celle d’un praticien. Un théologien s’empresserait de juger, de condamner à la première faute.

Shams prend l’exemple d’un verset coranique dont le sens semble évident, pourtant, en inversant la phrase révélée, il nous fait découvrir un sens plus réel que celui auquel accède le lecteur ordinaire.

« Oui, Nous dirigeons sur Nos chemins ceux qui auront combattu pour Nous (jâhadû fînâ). » Il le commente ainsi : « Et ceux que Nous dirigeâmes[3] » Car c’est Dieu qui accorde à qui Il veut le mérite de Le servir, en commençant par le diriger vers Son chemin. Et cette compréhension est plus courtoise envers Lui. Par conséquent, si nous avons lutté pour Dieu, c’est Lui qui nous conduit à cette action. Et tout le mérite Lui revient.

Un autre exemple nous est donné par son interprétation du hadith célèbre parmi les soufis : « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». D’habitude ceux qui le mentionnent cherchent à nous expliquer, en plusieurs chapitres parfois, les différentes étapes de cette connaissance de soi. Pour Shams, il y a urgence. Il va droit au but : « Qui connaît son âme… » ; quand il brise (son) âme, c’est cela ’’il connaît[4]’’. Brisure traduit shekastegi, en persan. Et on adhère vite à cette façon de voir, parce que la finalité prime sur les étapes.

Cela rappelle la ‘’brisure’’ des idoles de la Mecque après la conquête de celle-ci par le Prophète en l’an 10 de l’hégire. Shams philosophe ‘’au marteau’’. L’idole inhérente qu’est le moi est plus dure à casser que l’idole de pierre.

Les paroles de Dieu qui sont inépuisables, en même temps que les sens (significations), parce que ‘’la pensée’’ divine n’est pas articulée (sens vs parole, ou lettres vs mots vs phrase vs discours) comme celle des hommes. Parce qu’en Dieu les deux champs sont en acte simultanément, celui du sens et celui de la parole ne sont pas distincts. Les paroles de Dieu sont immuables, rien ne s’y ajoute, rien ne s’en retranche[5]. Une tradition nous apprend que les trésors de Dieu (khazâ’in Allah) dont il est question dans une autre tradition, consistent en réalité dans les Paroles de Dieu[6].

En l’homme le savoir en puissance existe toujours, mais il ne se manifeste que petit à petit, par maturation. En Dieu, les deux champs sont ‘’incréés’’ c'est-à-dire éternels, alors qu’en l’homme les significations et les paroles sont adventices (muhdath), de telle sorte que l’homme perçoit l’antériorité du sens sur la parole, l’audible, le perceptible. Pour devenir parole, le sens a besoin d’être exprimé, manifesté comme une parole, un son, une symphonie, une œuvre d’art, ou simplement une cabane, conçue d’abord en esprit avant d’être construite.

« Ainsi, la parole qui vient de la bouche n’est rien, sauf si c’est par l’action et l’engagement…..De l’intellect de ce monde, la parole vient de la bouche. De l’intellect de l’autre monde, la parole, qui est une flèche, vient du centre de l’âme, nécessairement, car « S’il existait un Coran par la vertu duquel les montagnes seraient mises en marche, la terre se fendrait…. » (Coran, 13 :31)

La parole qui ne vient pas de la réflexion

Il ne sied ni de l’écrire ni de la dire

Qu’est la réflexion ? C’est regarder avant ; ceux qui furent avant nous, ont-ils rendu grâce et ont-ils tiré profit de cette action et de ce discours, ou bien non ? Ils regardaient aussi vers après, c’est-à-dire : quelle sera la conséquence de ceci ?

Quelqu’un regarde avant et après, s’il n’y a pas, avant et après lui, de barrière venant de l’amour ce bas monde, car ‘’Ton amour d’une chose t’aveugle et te rend sourd[7] !’’ ». C’est ce que fait l’amour pour ce monde, à moins que par repentance et par éveil, ainsi que par la fréquentation des bons compagnons, on fasse diminuer l’amour de ce monde et augmenter l’amour pour l’autre monde.

Shams n’est pas difficile, pas exigeant, pour rien. Il cherche à montrer la difficulté, en élevant le niveau du débat, pas pour décourager, plutôt pour suggérer la voie à ceux qui en ont la capacité de la suivre, et en écarter ceux qui ont le souffle faible. Les aspirants sont passés au tamis, mis à l’épreuve.

Il sait que c’est dans la nature de la foi, d’être à la portée de tous. C’est Dieu qui décide, pas les théologiens.

La foi, l’islam, s’acquiert donc par étapes, et les étapes s’atteignent par l’effort, et l’effort est suscité par le sentiment du besoin (niyâz). Sans le niyâz, qui est la cause motrice, on ne verra pas la nécessité de bouger. Niyâz, le professeur Fouchécour lui a déjà consacré des passages dans sa traduction du Divan de Hafez de Chiraz[8]. C’est le niyâz qui bouleverse les cœurs dans l’amour.

Le théologien ignore le besoin.

« Les Mu’tazilites disent : ‘’L’éternité de la Parole divine implique l’éternité du monde.’’ La Voie n’est pas de débattre avec les Mu’tazilites, elle est la Voie de la brisure, de se réduire en poussière, Voie du dénuement, de l’abandon de (toute) jalousie et de (toute) haine. Et lorsqu’un secret s’est révélé à toi, il faut que tu rendes grâces à Dieu[9]…. »

Quel sens pratique peut avoir cet énoncé pour un darviche ? Si le croyant l’envisage seulement comme un argument de théologien contre un autre énoncé de théologien, en quoi cela lui rendrait-il service ?

Antinomies :

Voici le récit que nous propose Shams :

« Un jour, Asad le théologien faisait le commentaire de ce verset : ‘’… où que vous soyez, Il est avec vous… » (Coran, 57 :4). Lorsque, devant tout le monde, je l’interrogeais sur quelque chose, malgré toute son excellence, il s’effondrait sur lui-même. Un jour, je lui demandai : « Tu dis : wa huwa ma’akum…’’Et Il est avec vous’’, comment est-ce ? » Il dit : ‘’ Tu diverges ! Par cette question, quelle est ton intention ? » Tout comme il était du côté de l’attitude conciliante, il était aussi tout autant en colère, il ne cessait de s’effondrer. Je lui dis : ‘’ Que signifie ‘’quelle est ton intention ?’’ Cela ne correspond pas à ma question. Tu as attaché un chien à ta langue et tu t’es habitué à tourmenter (les autres). Comment expliques-tu wa huwa ma’akum Comment Dieu est-Il avec Son serviteur ? » Il répondit : ‘’’ Oui, Dieu est avec Son serviteur par la science. » Je dis : ‘’ La science n’est pas distincte de l’essence (de Dieu), aucun des attributs n’est distinct de l’Essence. »  Lui : ‘’Tu poses de vieilles questions !’’ Moi : « quel est le sens de ‘’vieux’’ ? Dieu meurt-Il par suite de nouveauté ? » Les gens disent que les théologiens c’est cela[10]. »

Shams harcèle le théologien, en lui renvoyant les arguments de la  dialectique même des théologiens. On dirait que le théologien est un acharite qui est contraint de recourir à une réponse mutazilite. Et Shams révèle ainsi la confusion de son adversaire. C’est le débat entre les deux écoles théologiques de l’islam qui est ‘’une vieille question’’, pas l’Essence de Dieu, ni Sa science.

Ce qu’est la sainteté (velâyat en persan):

Si l’on voulait résumer son enseignement, je pense que cette dernière citation serait le plus convenable pour cela. Elle donne une définition rare de ce qu’est la velâyat (persan, turc) pour l’arabe walâya :

 « Tant que tu ne te seras pas donné toi-même entièrement à quelque chose, la chose te paraîtra dure et difficile. Quand tu te seras donné entièrement à quelque chose, nulle difficulté ne subsistera.

Quel est le sens de velâyat[11] ? Est-ce le fait qu’une personne possède des armées, des villes et des villages ? Non pas ! Au contraire, velâyat, c’est le fait qu’une personne exerce son autorité sur son âme charnelle (nafs), sur ( ses dispositions personnelles et sur ses qualités, sur sa parole et sur son silence, sur son courroux à l’occasion d’être en courroux et sur sa bonté à l’occasion d’être bon. Et qu’ils ne fassent pas comme les doctrinaires de la prédestination (acharisme), en commençant par se référer au dogme de la contrainte (divine), disant : « Je suis impuissant, mais Lui (Dieu) est puissant. » « Non pas ! Il importe que toi, tu aies le pouvoir sur toutes tes propriétés personnelles, sur ton silence au temps d’être silencieux, sur ta réponse à l’occasion de répondre, sur ton courroux à l’occasion d’être en courroux, sur ta bonté à l’occasion d’être bon. » Sinon, ce seront ses qualités qui seront pour lui son malheur et son tourment ; puisqu’elles ne lui sont pas soumises, elles le domineront[12] ! » On voit une fois de plus comment Shams revient constamment au vécu du croyant, et non à des positions théoriques aussi bien fondées soient-elles. Se donner entièrement à une chose, c’est accomplir l’union du connaissant et du connu. C’est renoncer à soi pour l’autre, c’est se fondre en l’autre. Retourner à l’unité originelle, sans opposition en son sein.

Omar Adel Benaïssa

Paris, mars 2018

 

[1] La Quête du Joyau, page 306

[2] Idem, page 275

[3] Page 292

[4] Page 323

[5] « Certes, des messagers avant toi (Muhammad) ont été traités de menteurs. Ils endurèrent alors avec constance d'être traités de menteurs et d'être persécutés, jusqu'à ce que Notre secours leur vînt. Et nul ne peut changer les paroles d'Allah, et il t'est déjà parvenu une partie de l'histoire des Envoyés. » (An‘âm, 6 : 34) et « Et la parole de ton Seigneur s'est accomplie en toute vérité et équité. Nul ne peut modifier Ses paroles. Il est l'Audient, l'Omniscient. » (Idem, verset 115). Enfin, celui-ci : « Il y a pour eux une bonne annonce dans la vie d'ici-bas tout comme dans la vie ultime. - Il n'y aura pas de changement aux paroles d'Allah -. Voilà l'énorme succès! » (verset 10 :64)

[6] Abû Shaykh al-Isbahâni, (274-369), Kitâb al-'adhama, édition d'Idriss al-Mubârakfurî, publié par Dâr al-'Âsima, Riyad, sans date, 1960 pages. Existe sur internet. Hadith n° 155, pages 488 et 489

[7] Pages 390 et 391

[8] Paru en 2006, Editions Verdier, Paris

[9] Idem page 142

[10] La quête du Joyau, pp. 365 et 366

[11] Ici, Shams ne fait pas la différence entre les deux termes arabes wilâya et walâya. Le premier sert à désigner l'autorité civile, le second désigne lui l'autorité spirituelle. En les confondant sous la prononciation persane Shams facilite les choses, et suggère que les deux termes sont des homonymes dont le sens ne se distingue que par le contexte. On retrouve d'ailleurs cette homonymie, chez les soufis de langue arabe qui se donnent le titre de soltân al-'ârifin, sultan des soufis, et chez les persans, les maîtres soufis sont appelés parfois shah.

[12] La Quête du Joyau, page 87 et 88

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA - dans Notes de Lectures