28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 14:36

 

Qu’est-ce que la Sharia ?

 

On rapporte que Jésus a dit[1] : « Les savants sont de trois sortes : ceux qui connaissent Dieu et Ses commandements, ceux qui connaissent Dieu, mais pas ses commandements, et ceux qui connaissent les commandements de Dieu mais pas Dieu » (al-Hakim al-Tirmidhî)

 

 

INTRODUCTION

Nous prévenons notre aimable lecteur que cet écrit n’est pas un traité sur la loi musulmane, (sharia) ou un traité de droit (fiqh) avec lequel cette sharia est souvent confondue. Ni même une introduction à l’étude de la sharia. Il n’est pas non plus une histoire de la sharia. Mais un simple essai de définition de la sharia, mot transcrit Charia, en français commun. La transcription savante est sharî‘a. C’est cette forme que je choisis ici parce qu’elle est utilisée par tous les chercheurs de langues occidentales de graphie latine.

Il suppose donc de la part du lecteur une connaissance minimale de ce qu’est l’islam, dernière religion révélée. Il s’agit d’une clarification apportée à ceux dont l’esprit dominé par l’hégémonie des medias, ont fini par employer le terme de Sharia, à tort et à travers, avec l’excuse parfois de l’ignorance pour certains, et le plus souvent avec l’intention délibérée d’ajouter de la confusion à la confusion, pour d’autres.

La première confusion est celle créée par des musulmans, plus ou moins sincères, désirant ‘’défendre’’ leur religion. Or il ne suffit pas d’adhérer à l’islam ou de naître musulman pour avoir la compétence de connaître l’islam ou de le faire connaître. La situation est beaucoup plus grave et dangereuse malheureusement lorsqu’elle dépasse le cadre de la connaissance, et que l’on se préoccupe ‘’d’appliquer’’ l’islam, de ‘’passer à l’action’’ comme on dit, et de faire n’importe quoi au nom de l’islam. L’action non guidée par la connaissance ne conduit qu’à la perdition.

Par conséquent, ce travail espère donner une image un peu plus proche et plus exacte de ce qu’est la Sharia, de ce à quoi un renouvellement de l’interprétation – une revivification du sens originel de la Sharia - de la Loi divine pourrait aboutir. Il portera donc sur un rappel de la définition originelle de la Sharia.

Disons d’emblée que la Sharia est la Loi que Dieu fait connaître aux hommes dans le Coran, et à travers la tradition prophétique qui en est l’interprétation autorisée[2], d’abord comme l’ensemble des décrets divins qui régissent l’univers et la création à notre insu le plus souvent, et que le savoir humain a pour objet de connaître autant que cela est possible. Ce genre de loi, est appelé amr takwînî, et s’étend depuis l’ordre qui régit les mouvements des planètes, des galaxies jusqu’à l’ordre qui régit la chute d’une feuille d’arbre, ou ‘’la fourmi noire sur un rocher noir dans une nuit obscure’’, etc. Ce groupe de lois sont grosso modo celles que se chargent de découvrir la science physique, chimique et naturelle, comme les lois de la gravitation ou de la thermodynamique, etc. Ces lois existent indépendamment du fait qu’elles soient connues ou ignorées par les hommes. Elles sont des lois, parce qu’elles se vérifient constamment. Les hommes ne font que découvrir leur existence et leur donner des noms.

Puis viennent les lois qui constituent comme un code de la conduite qu’Il attend d’eux pour réaliser leur perfection, et comme une grille d’interprétation du monde, destiné ultimement aux croyants, mais en principe à tous les hommes afin que personne n’ait d’excuse devant Dieu.

La première catégorie de lois exprime ce qui est à propos de l’univers et de la création en général, la deuxième catégorie, appelé amr tashrî’î, dit ce que Dieu propose aux hommes afin de se guider vers la compréhension du système de la création et la révélation du sens de leur présence dans ce monde, et les moyens d’assurer leur salut dans la vie de l’au-delà de ce monde. La sharia comprend les deux lois, comme le confirme l’Emir Abdelkader : 

Dans le mawqif 121 qui commence par évoquer la célèbre tradition du mérite de celui qui pratique l’effort de compréhension et d’interprétation (ijtihâd), l’Emir nous dit dans le Livre des Stations :

« Il s’agit d’une affirmation générale qui s’applique au juge qui exerce son effort de réflexion sur les applications de la Loi sacrée ou sur les principes intellectuels et doctrinaux [de l’Islâm], puisqu’il n’y a pas de différence entre les deux pour les connaissants par Allah, les gens du dévoilement intuitif et de l’extase (wujûd). Donc, tout juge qui exerce son effort de compréhension sur les applications et les principes de la Loi sacrée, et qui fait ce qui lui a été commandé en usant de toutes ses capacités, parvient au résultat où l’a conduit cet effort de réflexion : « Dieu ne charge une âme que selon ce qu’Il lui a accordé » (Coran, 65,7) et «Dieu ne charge une âme qu’à la mesure de ce qu’elle peut supporter » (Coran, 2,286). La plupart des sunnites et des mu‘tazilites – excepté les gens du dévoilement - réfutent l’opinion selon laquelle tout juge qui s’efforce de réfléchir sur les principes de la profession de foi [islamique] réussit à atteindre la vérité et traitent de mécréant celui qui a cette opinion, alors que les connaissants par Allah la confirment car c’est la vérité ; ils disent : « si celui qui s’efforce de réfléchir sur les réalités intellectuelles se trompe, il est excusé ». Ils entendent par là celui qui fait cet effort de compréhension lui-même et non pas celui qui l’imite. »

La dernière phrase de la citation nous intéresse parce qu’elle règle une question à propos de laquelle beaucoup de croyants sont dans la confusion. Il s’agit du musulman qui fait l’effort intellectuel de comprendre plus profondément les sens des versets du Coran, afin d’en extraire des avis autorisés que les gens voudraient partager avec lui, quand ils seront convaincus par leur exactitude, leur excellence.

Celui qui fait cet effort de compréhension peut en effet bénéficier de la présomption d’innocence ou de la bonne intention, quand il lui arrive de se tromper. On peut facilement l’excuser, sans oublier de le corriger ou de signaler la faiblesse de son jugement, que ce soit de la part d’un contemporain ou d’un savant appartenant aux générations antérieures.

Celui qui prend connaissance d’une erreur de compréhension a le devoir de faire usage de son sens critique de façon à ne pas laisser se répéter une erreur de jugement, c'est-à-dire à éviter d’imiter un jugement erroné.

Cela devrait suffire pour rejeter l’imitation (taqlîd) aveugle des anciens par les croyants d’aujourd’hui. Si le juriste des premières générations a commis une erreur de jugement, nous avons le devoir de la relever et de la corriger quitte à ce que nous nous trompions à notre tour, et que d’autres après nous s’occupent de nous corriger. Cela implique que tout mujtahid, de quelque époque qu’il soit, a le devoir de passer en revue, de réexaminer tous les avis et prescriptions énoncés par les juristes qui l’ont précédé. Au besoin, il est autorisé à faire table rase dans le cas où l’erreur est telle qu’elle contaminerait toutes les autres conclusions tirées par le juriste fautif. Cela devrait suffire pour fonder en soi le devoir de « réouverture de la porte de l’ijtihâd ».

Or cela fait des siècles que les musulmans continuent non seulement de se contenter de ce qu’ont dit les anciens juristes, mais considèrent même comme une faute de tenter de les corriger, de les mettre à jour, de les critiquer. On a mis leur savoir au niveau des autres textes invariables que sont le Coran et la sunna avérée.

Dans le même passage de l’émir Abdelkader, nous retrouvons également cette double division conceptuelle et mentale de la réalité : celle qui régit l’univers, et qui traduit Sa volonté propre (mashî’a) et la réalité qui régit le système de l’effort de connaissance de Dieu qui incombe aux hommes en vertu de leur foi. L’Emir nous informe que pour lui, connaitre la Loi divine, et connaître les principes qui régissent l’univers, relèvent d’une seule et même connaissance. Puisque de toutes les créatures, seul l’homme est habilité à exercer les deux connaissances.

Le taklif n’incombe comme devoir conscient, qu’à l’homme. C’est le sens de la parole attribuée à Jésus et que nous avons mise en introduction de ce chapitre. Connaître La Loi (les commandements) de Dieu, implique la connaissance de Dieu. Connaître les lois sans (re)connaître Dieu c’est commettre un péché grave, détacher le sens de son référent. C’est vouloir séparer Dieu de Ses prophètes et envoyés. (sourate 4, versets 150 à 152).

Les deux sortes de connaissances ou de lois ont ceci de commun, à savoir que Dieu nous informe de façon générale, allusive, parfois comme une orientation de recherche, mais il revient à l’homme d’effectuer l’effort nécessaire à la compréhension aussi bien des lois qui régissent précisément l’univers et le système de création que les principes d’application des lois à caractère rituel, ‘’religieux’’, destinées à enseigner aux hommes leurs devoir envers leur Créateur et la bonne et vraie manière d’agir.

Si la noblesse ou le rang d’une science dépend de son objet, il va de soi que la connaissance de Dieu possède la prééminence. Or connaître Dieu n’est possible que par la méditation sur la façon dont Il se manifeste dans la création des univers et de Ses créatures, y compris l’homme. On ne peut connaître Dieu, on ne peut l’appréhender qu’à travers le miroir de Sa manifestation (théophanie), c’est-à-dire la création.

La création est le miroir de la connaissance divine infinie. Dieu attire l’attention des créatures par Ses messagers et par les phénomènes qui sans cesse suscitent la curiosité des hommes.

Ainsi aux yeux de Dieu, la sharia englobe aussi bien les lois invariables qui régissent l’univers dans ses dimensions connues par l’homme, que les lois à caractère normatif que les hommes et les femmes croyants sont invités à suivre pour leur réussite ici-bas et leur salut final. Ainsi la sharia au sens commun englobe aussi toutes les règles petites ou grandes, qui régissent l’imitation du Prophète. Du lever au coucher du soleil, et même la nuit, la vie du musulman est régulée et rythmée par la sharia au sens général. Le croyant cherche à connaitre tout de ce que faisait le Prophète dans les grandes affaires aussi bien que dans les moindres : avant de se coucher, à son lever, comment il faisait sa toilette, quel parfum il utilisait, combien de fois et comment il se coupait les ongles, et d’autres détails que les croyants veulent aussi imiter, par amour pour le Prophète, sans que cela, le plus souvent, ne présente aucun caractère obligatoire. Car sa conduite est dictée par Dieu, et par conséquent, l’imiter revient à plaire à Dieu. Mais bien sûr Dieu nous a précisé un ordre de priorité dans les devoirs qu’Il nous donne afin de nous aider à trouver le plus court chemin menant à Sa satisfaction et à la récompense d’éternité heureuse promise.

Le Coran donne plusieurs versets à ce sujet : mâ atâkum al-rasûl fa-khudhûh wa mâ nahâkum ‘anhu f-antahû

Wa la-kum fî rasûl Allah uswat hasana.

C’est que le Prophète est un Coran vivant. Il est l’illustration même de l’enseignement coranique. Le but de tout cela est de renforcer la foi, en restant sans cesse conscient et concentré sur Dieu. Rappelons-nous toujours que dans la profession de foi, shahâda, de l’islam, il est question de croire qu’il n’y a que Dieu et que Muhammad est Son Envoyé. Il n’est pas question de Coran, car ce dernier est supposé inclus dans la personne même du Prophète.

Le savoir récent ainsi que les techniques nouvelles peuvent servir à l’extraction de prescriptions nouvelles par les juristes. Ainsi, l’examen du monde, la méditation sur le monde, devient la troisième source du droit, après celles de la révélation et de la tradition. Ce n’est donc pas la ‘’raison’’ ou l’intellect qui serait la troisième source, car l’intelligence et la raison sont les instruments nécessaires pour la compréhension de toutes les sources. L’intelligence fait partie de l’homme : elle est donnée comme le moyen de connaissance de tout ce que l’homme peut connaitre. On a donc eu tort de les considérer comme les sources du droit. C’est la ‘’méditation sur la création des cieux et de la terre’’ qui est la troisième source du droit, pas l’intelligence elle-même qui est l’instrument nécessaire à la compréhension de toutes les sources. L’intelligence n’a pas d’autre but qu’elle-même, se prouver sans cesse qu’elle est un bienfait de Dieu, une image du savoir divin déposé en l’homme. Cela est confirmé par les versets où Dieu nous informe que telle ou telle chose ne se comprendrait que par ceux qui sont doués de ‘’moelle’’ (lubb, albâb), d’intelligence (‘aql), ou de cœur (li-man kâna lahu qalbun). C’est la mobilisation de toutes ces ressources données par Dieu à l’homme qui conduit à la connaissance. L’homme s’étonne toujours des découvertes que son intelligence lui fait acquérir. C’est ce qui explique sans doute que le Coran ne fait pas mention du mot raison (‘aql), mais use en contrepartie beaucoup du verbe raisonner. C’est l’acte de raisonner qui importe pas l’élaboration de traités sur la raison. Dans leurs décadences, les sociétés connaissent le sens du mot raison, mais elles ignorent l’acte de raisonner.

La loi n’est pas un segment indépendant de la connaissance humaine. Elle fait partie du cycle complet de l’existence qui constitue le sens de la vie. Le but de la Loi est la Voie. En un mot, la Loi est la Voie, car elle y mène forcément celui qui s’y attache. Wa man jâhada fînâ la-nahdiyannahum subulanâ. Celui qui fait l’effort (pour comprendre) sera guidé en cela même sur les voies de Dieu. Cela se mesure dans le fait que la plupart des savants finissent pas se poser la question du sens du monde, et viennent à s’interroger sur ‘’la Cause sans cause de toutes les causes’’ comme la réponse qu’improvisa Malek Bennabi lorsqu’on lui posa la question : qu’est-ce que Dieu ?

L’islam ne peut être compris et réalisé que comme un système holistique. A-fa tu’minûna bi ba’di al-kitâb wa takfurûn bi ba’dh ?

Si dans le Coran, le sens qui prévaut est bien celui de la Loi religieuse, c’est parce que les hommes ont moins de difficulté à admettre les lois scientifiques, qui concernent ce qui est, et qui ne donnent pas lieu à de graves désaccords entre eux. On accepte plus facilement de croire au théorème de Pythagore, qu’aux enseignements des prophètes. Parce que la connaissance de ces lois ne nous contraint pas à changer nos habitudes. La terre tourne autour d’elle-même, tant mieux pour elle. Le vécu, le perçu est que c’est le soleil qui tourne autour de la terre. Cela ne dérange pas. L’homme ordinaire ou le poète préfère parler de lever de soleil à l’orient. Le vécu est plus parlant que le fait réel.

A part les cas survenant parfois où des ‘’religieux’’ (shamans et autres inspirés) ont voulu mettre en doute des vérités dégagées par les savants. Cela témoigne en tout cas de ce que dans l’esprit des législateurs, des jurisconsultes ou des prêtres gardiens du dogme, les sciences physiques font bien partie du droit canon, au moins en partie certes, du moins devraient-elles être considérées comme telles. Certains savants qui revendiquent le nom de science pour leurs seules disciplines, pensent à tort que les lois de l’âme n’existent pas. ‘’L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore’’, disait l’Imam Ali.

Les hommes divergent dans les rites, les dogmes religieux, le culte, mais au sujet des mathématiques ou de l’astrophysique, cette divergence ne va pas jusqu’à causer des tensions voire des guerres, entre eux. D’ailleurs les savants des différentes religions ont l’habitude de collaborer en équipes dans la recherche ‘’scientifique’’, même quand cette dernière prend ses distance, et décide de ‘’mettre Dieu entre parenthèses’’. Ce n’est pas une attitude athée, mais une approche qui permet de tenir à l’écart certaines attitudes désireuses d’imposer des règles et des limites à la recherche scientifique, ou à la mettre au pas. Cela se produit même dans les sociétés athées, comme ce fut le cas à l’époque du communisme soviétique où l’on voulait promouvoir une science communiste, prolétarienne. Or si la science commune nous unifie, c’est parce qu’elle illustre parfaitement la bonne attitude à suivre dans les débats religieux. Nous devrions comprendre une bonne fois pour toutes que la méditation sur Dieu relève de la science et impose par conséquent de respecter les hypothèses des uns et des autres jusqu’à ce que la vérité éclate et entraine l’adhésion de tous. Innamâ yakhsha Allah min ‘ibâdihi al-‘ulamâ’u, « Ceux qui savent, parmi les croyants, sont ceux qui craignent véritablement Dieu », dit le Coran.

Les deux lois sont liées également par une sorte d’interaction que la science moderne a mise en évidence. C’est que l’activité des hommes, les nouveaux modes de production (hyper-industrialisation, hyper-numérisation, répartition mondiale des activités humaines, etc.), les surpopulations, les mégapoles, les moyens de communications de masse, les dépendances des pays à l’égard des autres, ont fini par nécessiter de renouveler ou réviser les interprétations pour que soient prises en compte les nouvelles situations, d’autant plus que certaines d’entre elles sont susceptibles de perturber le fonctionnement et l’équilibre même de la nature, comme les nombreuses menaces pesant sur la biodiversité.

Dans ces derniers cas, les musulmans accusent un grand retard, parce que les ‘’lois’’ qu’ils possèdent remontent à des siècles. Ils doivent d’abord les mettre à jour, car la compréhension des anciens ne répond plus à la situation nouvelle. Les musulmans ont entretemps perdu la supériorité, et ils sont aujourd’hui contraints de supporter les pressions des pays non-musulmans devenus dominateurs. Ils doivent en outre régler leurs problèmes internes, sortir notamment de leurs vieilles rivalités éculées, comme celle entre le chiisme et le sunnisme, et autres vaines querelles ruineuses en temps et en énergie.

Les hommes non-croyants ou non pratiquants connaissent eux-aussi cette sorte de lois, celle que nous appelons les lois de la nature ou les lois de la science, et de l’autre côté les lois que promulguent les hommes selon différents systèmes de gouvernement et de morale. Les unes organisent et régulent la vie humaine individuelle et sociale, les autres leur apportent des éléments pour maitriser la nature et profiter de ses apports comme cela se fait depuis l’apparition de l’homme sur terre.

Tous les hommes sont d’accord sur les lois de l’univers, mais ils divergent sur celles de leurs cultes respectifs.

De par son origine, la loi religieuse diffère essentiellement de la loi des hommes bien que cette dernière lui doive aussi beaucoup. Son postulat est que toute personne vient au monde avec une nature prédisposée à la foi en Dieu, c’est-à-dire une complexion originelle et innée qui le pousse naturellement à la croyance en Dieu et que le Coran appelle fitra.

Comme elle n’est pas énoncée sous la forme d’une liste de commandements, comme un code civil, on peut affirmer aussi que cette loi est plus la mère des lois, leur principe, que les lois elles-mêmes ou si l’on préfère elle est le principe inspirateur des lois. Cela implique que les croyants ne sont pas autorisés à appliquer par eux-mêmes les lois formulées par les versets coraniques, sans passer par une autorité ayant la compétence pour en tirer tous les aspects juridiques que ces versets impliquent. Et s’il s’agit de commandements à caractère légal, aucun croyant n’a le droit de se faire à la fois accusateur, juge et exécuteur de la sentence. On ne peut pas faire l’impasse sur la justice, avec des juges impartiaux et des avocats. L’exécution de la sentence doit être faite en présence de témoins. On n’a pas le droit d’exécuter des gens à l’insu de leur famille.

Les règles d’application de ces lois que les musulmans dérivent à partir de l’interprétation des écrits religieux sacrés sont l’œuvre des hommes et doivent être soumises à examen et réexamen à chaque fois que nécessaire.

Si nous sommes en droit de penser que l’islam est la meilleure religion qui soit, nous ne devons pas nous permettre de penser que nos lois sont, en tous points, supérieures à celles qui sont énoncées chez d’autres communautés ou pays. Et quand bien même, ce serait le cas, il faut garder à l’esprit que les lois ne sont efficaces que si elles sont obéies.

Selon les circonstances historiques, nous voyons que les lois promulguées en Occident ont été plus efficaces que les lois proclamées par les musulmans. Cette insuffisance de nos lois ne procède pas du Coran ou du hadith, mais de la logique pragmatique des musulmans qui ont perdu l’art et le sens de concevoir ou formuler des lois dans le sens conforme à leur Loi-mère.

L’Occident agit en tant que civilisation dominante. Il fait l’impasse sur les lois religieuses qui ne s’appliquent de toute façon que volontairement, dans les cas des lois ‘’rituelles’’, comme la prière, le jeun du ramadan, et autres lois relevant du culte (‘ibâdât). Dans le cas des lois relevant des relations qui régissent les hommes et les peuples entre eux, comme le mariage, le commerce, les relations de voisinage, etc., le retard des musulmans s’explique non pas par un défaut de la religion, mais seulement par le fait que les musulmans, sont comme tous les hommes : leur situation actuelle de communauté la plus faible sociologiquement (à tous les points de vue des critères de la civilisation), les rend incapables de relever le défi.

Les musulmans sont un peuple comme n’importe quel autre peuple. Dieu ne les favorise qu’en proportion de l’effort qu’ils accomplissent et des intentions réelles qui les animent.

Dieu ne déresponsabilise pas les hommes en leur confiant la charge d’interpréter le texte coranique pour en extraire les règles applicables comme on le ferait avec un code déjà épuré, suffisant et à prendre tel quel. Un texte destiné aux hommes pour durer des siècles et des siècles doit être pourvu d’une immense capacité sémantique pour que chaque génération puisse y trouver des significations nouvelles propres à étancher leur soif de compréhension. Encore faut-il que se trouvent des hommes capables de mener à bien cette mission.

Dieu donne aux hommes des orientations qu’il leur appartient ensuite de définir à chaque époque, à chaque génération de façon à rendre vivante la Loi originelle, et l’empêcher de se scléroser. Dans la société musulmane, comme partout ailleurs, les lois à caractère collectif doivent passer aussi par une assemblée légiférante parce que le Coran veut des hommes agissant en toute conscience, même s’ils posent comme principe premier de leur constitution que ladite loi doit s’inspirer des sources de l’islam.

Ce n’est pas pour ‘’avoir trop lu le Coran’’ que les musulmans sont devenus inefficaces et fanatiques. C’est bien le contraire qui est la vérité. Ils ont peu lu de façon générale, peu pensé, peu débattu, peu échangé entre eux, peu fait d’effort, etc., et ce tout au long des siècles de décadence. Cette décadence fut d’ailleurs la résultante de leur indifférence passée envers leur destin.

Aujourd’hui, les universités musulmanes ne produisent pas encore un savoir remarquable, capable de les ranger parmi les meilleures universités mondiales. Nous en sommes au début, ou au début du début. Notre industrie, notre technologie sont, disons-le, inexistantes.

Les chiffres sont là. Il y a deux ou trois ans, on avait publié l’information que les Arabes lisaient moins d’un livre par an. Les arabes sont ceux qui lisent le moins, ceux qui ne lisent que dans leur langue, c'est-à-dire très peu d’ouvrages critiques capable de susciter la créativité.

Nos chefs d’état ont, de façon générale, la réputation de corruption la plus établie dans le monde, réputation d’autant plus grave qu’elle se double d’une inefficacité désolante dans les pays qu’ils ‘’gouvernent’’.

Et au milieu de cette situation, des individus se soulèvent pour réclamer… que l’on cloitre les femmes à la maison, que l’on coupe la main du voleur, que l’on interdise l’intérêt bancaire et les paris sportifs, bref que l’on applique (parce que tout cela est contraire à) la Sharia comme si cette dernière était en soi un remède miracle, et comme si tous ceux que ce miracle est censé soigner n’étaient pas eux-mêmes musulmans conscients de ce que le sens de la Sharia a perdu de sa clarté première, et que l’on ne saurait prendre les boites du médicament pour le remède lui-même. Des doses doivent êtres prescrites pour chacun, selon l’âge, la gravité du mal, les circonstances historiques et sociologiques. On ne peut soumettre tous les hommes à un traitement de cheval.

Spectacle honteux d’une société impuissante, égarée, perdue dans ses fantasmes de grandeur passée, dépourvue du sens des priorités, qui n’a même pas suffisamment de cervelle pour décider de ce qu’elle doit commencer par faire à son réveil.

On serait presque tenté de quitter un tel navire, si on ne se doutait pas que beaucoup de cette fausse dynamique agitée par des agents suspects, est le résultat d’une orchestration dont le livret, le scénario, a été écrit dans les laboratoires de la lutte idéologique. De ceux qui savent allumer les contrefeux destinés à endiguer et faire dérailler les passons viriles des hommes de résolution.

Les confusions que véhiculent ou produisent les musulmans au sujet de la Sharia sont pires et plus nuisibles que celles occasionnées par la lutte idéologique bien que l’effet de celle-ci ne soit pas négligeable.

Ce n’est pas une bonne conduite de fuir, de tourner le dos, de se décourager devant la difficulté. Et c’est une illusion de croire que l’on peut faire le chemin tout seul.

Ce n’est pas le lieu de parler de ces interférences qui sont, somme toute naturelles, dans l’histoire, dans l’Histoire. Elles n’ont en réalité qu’une existence illusoire.

***

L’approche phénoménologique est la meilleure qui soit si on veut aborder le sujet de la Shari’a sans susciter de polémique collatérale, où les débatteurs ramènent vite le sujet à celui de la division entre sunnisme et chiisme, puis à d’autres subdivisions, entre les mille et une écoles et opinions. Cette approche permet d’exposer ou de comparer non pas les contenus des systèmes d’idées, mais la façon dont ils se présentent sur la scène sociologique, l’ambiance qu’ils induisent dans la vie sociale, la trace qu’ils laissent dans les comportements, parfois à leur corps défendant, en un mot ce que révèlent ces ‘’pseudo-systèmes’’ d’idées quand ils sont vécus et revendiqués par les hommes. C’est une approche qui dispense le chercheur de se pencher sur les détails structurels et fonctionnels internes de ces systèmes et surtout de juger de la vérité respective de chacun d’eux.

Cette approche nous permet de contourner l’hypercritique à laquelle est soumise la religion musulmane, notamment par les tentatives ‘’savantes’’ de remettre en cause le texte du Coran, les traditions du Prophète et de façon générale toute l’histoire de l’islam, qui constituent tous les bases de la sharia.

Nous les disqualifions en nous fondant sur le principe qu’une religion vit et survit en raison de sa cohérence, que les croyants entretiennent par la méditation sur le message qu’elle leur apporte. Si nous soumettions les autres religions aux mêmes critiques, on pourrait vite arriver  à la proclamation qu’elles ne reposent sur rien qui vaille. Et pourtant, le christianisme survit grâce à l’effort de ceux qui croient encore en l’Evangile.

Sociologiquement une religion est l’ensemble de ses croyants, la somme algébrique de ses croyants.

****

Les musulmans ont conscience des faiblesses de la tradition musulmane, et l’orientalisme ne l’ignore pas. Si ces faiblesses existent, c’est en raison d’abord de la quantité considérable de traditions recueillies et transmises au cours des siècles. Il y a un travail de nettoyage à entreprendre, c’est certain. Mais ce point faible peut être interprété comme la force de la religion musulmane, car elle dispose de matériaux en quantité suffisante pour opérer des choix décisifs, se réformer, se renforcer, sans s’accrocher à des textes manifestement faux.

Je suis convaincu que la phase historique que l’on a appelé ‘’civilisation musulmane’’ n’a finalement été qu’une étape pas si importante que ça. C’est l’islam de l’avenir qui manifestera plus de grandeur.

C’est pourquoi ce travail ne sera pas une réfutation ou une dénonciation des manœuvres de déstabilisation de l’islam de la part de certains milieux, agissant sous couvert de science.

Nous pensons d’ailleurs que grosso modo, l’orientalisme a fait plus de bien à l’islam que de mal, car, grâce à Dieu, la majorité des orientalistes ont été objectifs ; c’est tout ce qu’on pouvait espérer d’eux. Ils n’étaient pas obligés de rentrer dans l’apologétique de l’islam.

Historiquement, la force d’une religion ne dépend pas que de ses Écritures sacrées ; elle doit sa résilience à la façon dont elle marque les hommes qui se réclament d’elle.

De nos jours, la preuve de l’islam n’est pas à chercher seulement dans ses textes fondateurs, mais aussi dans la façon dont les croyants l’ont défendu.

C’est cette approche phénoménologique que nous allons suivre en espérant que nous ne la perdrons pas de vue.

Cette approche appelle donc d’emblée une explication de notre part. Nous allons parler de la sharia en tant que sujet de discussion dans les débats modernes, en tant que fait d’actualité.

Sans prendre en compte la signification profonde et essentielle de la religion, les lois religieuses seront dénuées de sens, perçues comme de simples abstractions sans lien avec la réalité sociale. Il serait absurde d’imposer quoi que ce soit à des gens qui ne croient pas dans le principe supérieur de la religion.

« Allons-nous vous les imposer alors qu’elles vous répugnent’’. (Coran,)

Et ceux qui y croient déjà n’ont pas besoin qu’on les y encourage.

Les lois servent à baliser un chemin, à en indiquer l’itinéraire le plus rapide et le plus sûr, mais c’est la destinée finale de la vie, le modèle social qu’elles génèrent, la ‘’promesse majeure’’ qu’elles véhiculent, qui leur confèrent un sens et une raison d’être.

La Loi divine a pour fonction d’inscrire l’homme dans l’univers, dans la création, de le doter d’un sentiment de l’être qui dépasse les limites que lui fixe une conception du monde centrée les préoccupations exclusivement centrées sur l’accumulation des biens de ce monde.

L’homme qui prend conscience des capacités prodigieuses de son cerveau et de son cœur, s’ouvre par là-même une fenêtre sur un niveau de l’être qui ne peut se satisfaire des ambitions terrestres dans lesquelles l’enferment les règles ordinaires de l’existence terrestre.

Il vit comme tout le monde, mais les mots et les idées prennent pour lui des significations diverses. Il croit aux lois dans ce monde, il croit à la grammaire de ce monde, au droit de ce monde, à l’économie de ce monde, aux ambitions de ce monde, mais sa compréhension donne des significations supérieures au droit, à la grammaire, à la poésie, à l’art, etc. Il ne réinvente pas le niveau, il se met au-dessus de lui, parce qu’il entrevoit un ‘’au-delà de ce monde’’, un état supérieur bien plus mirifique, plus vaste, quasi illimité. Plutôt que de songer à conquérir les promesses de ce monde, il cherche à s’en dépouiller.

La création de l’homme et de l’univers est un phénomène beaucoup plus grandiose et significatif pour être réduit à ce qu’en disent certains pseudo-juristes à la vue limitée par les œillères partisanes. Et la religion présente des contenus autrement plus riches que ce à quoi veulent la réduire certains penseurs même compétents. Le savoir apporté par le Coran, la méditation sur le Coran, la formulation exceptionnelle du monothéisme par le Coran, les données fournies par le Coran pour la connaissance de Dieu, l’ambiance cohérente et solidaire des récits coraniques, en un mot la force de persuasion du Coran, font de la religion musulmane quelque chose qui ne saurait être ébréché par un débat moderne, débat qui est le plus souvent un monologue où seul parle le contempteur, celui qui possède la puissance de ce monde.

Or la Sharia est constituée par tous ces enseignements, toutes ces connaissances nouvelles induites par la révélation coranique. Et si l’islam reste bien au-dessus de toutes les autres religions, malgré la faiblesse de ses croyants, c’est à l’ensemble de ses enseignements qu’il le doit. Un bon exemple de ‘’résistance à la falsification’’ directe ou involontaire des islamologues modernes.

 

[1] al-Hakîm al-Tirmidhî, cité par Tarif Khalidi, dans Un musulman nommé Jésus, Albin Michel, Paris, 2003, dit numéro 132, page 141, traduction française du Muslim Jesus.

[2] Seul connaît le Coran celui à qui il a été révélé.

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA