IBN ARABI ET L’IRAN (2)
Pourquoi l'œuvre d'Ibn ‘Arabî a-t-elle été accueillie avec autant d’enthousiasme et d’empressement si j’ose dire en terre iranienne ? La question présente elle-même un piège. Car elle peut suggérer qu’Ibn ‘Arabî n’a été lu et médité qu’en Iran. Ceux qui, non avisés, n’ont pu éviter ce piège ont naturellement été amenés à chercher du côté du chiisme, et à aboutir à des conclusions fort imprudentes.
Cette réserve prise en compte, quelle serait donc la raison de la diffusion rapide de l'œuvre akbarienne observée depuis la deuxième moitié du 13ème siècle en Iran ?
Une étude comparative devrait permettre au chercheur de répondre aux questions suivantes :
Quelle est la part des commentaires écrits respectivement en terre iranienne - même en langue arabe - et dans le reste du monde musulman, à l’époque considérée ici (13ème au 15ème siècle)? Cela permet-il de confirmer le sentiment que c’est en Iran que les commentaires écrits ont été les plus nombreux? Quel serait le nombre de maîtres qui se sont contentés de donner un enseignement oral ?
Quel est, ou quels sont les mobiles, les motivations profondes qui guident les commentateurs?
La doctrine akbarienne s’est-elle répandue uniformément à toute la société ou à une ou plusieurs catégories de lettrés ?
A en juger par le contenu et l’agencement des thèmes des introductions aux commentaires des Fusûs, l’on peut supposer que les commentateurs avaient en vue une frange bien particulière de la société, une élite ayant reçu une éducation scolaire suffisante d’un niveau qui lui permet de comprendre des discussions très abstraites.
Mais précisément cette répétition, cette réitération des mêmes thèmes par les commentateurs ressemblent à une sorte de mobilisation générale d’intellectuels engagés œuvrant à créer une « idéologie », un système d’idées à vocation « révolutionnaire[1] ». Si bien que même si la discussion requiert un niveau de connaissance minimum, on a le sentiment d’être devant une intention de « vulgarisation » destinée sinon à supplanter, éliminer l’ancienne conception (l’ambiance cognitive d’avant Ibn Arabî), du moins à asseoir solidement la nouvelle.
Mais d’autres raisons militent en faveur de motivations toutes spirituelles. On ne commente pas pour le plaisir et pour redire les mêmes choses. On veut aller au fond des choses, car le texte commenté présente trop d’idées nouvelles pour être traité rapidement et mis à la disposition du public adéquat. Il y a une profondeur de sens qui nécessite d’être explorée successivement par plusieurs générations de commentateurs, chacune s’employant à combler les lacunes de la précédente. Ce qui explique qu’en deux siècles, j’ai pu constater que le Fusûs al-Hikam a été commenté près d’une soixantaine de fois. C’est considérable !
L’un des mobiles les plus généralement invoqués, et qui a certainement son importance, c’est le respect dû aux Fusûs al-hikam dont l’origine prophétique est admise. Il est légitime aux yeux de certains qu’une vie entière soit consacrée à l’étude de ce livre dont l’inspiration est celle du fondateur même de l’islam.
Mais un point demeure inexpliqué. Pourquoi la quasi-totalité de ces commentaires ont-ils été produits, le plus souvent en langue arabe, mais en terre de langue persane, Iran actuel et territoire limitrophes au nord de l’Iran ?
Cela n’a rien à voir avec le chiisme, car ce dernier ne deviendra rite officiel d’Iran qu’au début du 16ème siècle.
L’Iran a cependant été le principal pays à animer la galerie intellectuelle des musulmans, à nourrir les esprits assoiffés de culture et de connaissance. C’est l’Iran qui a fait vivre le sunnisme, et la quasi majorité des compilateurs de hadiths sont des iraniens, persans ou turcophones : al-Boukhari, Muslim, Tirmidhi… Chiraz a été la capitale du Châfi’isme.
Le poids considérable de l’Iran (‘ajam, les non-arabes) été relevé par Ibn Khaldun dans un chapitre de la Muqaddima, intitulé : chapitre traitant de ce que la majorité des hommes de science en islam appartiennent aux ‘ajam (mot désignant les non-arabes appliqué le plus souvent aux Iraniens.
C’est pourquoi, on ne peut pas soutenir que les Iraniens sont devenus chiites, par ignorance de l’islam.
Le premier commentaire écrit par un homme qui se réclame du chiisme ne verra le jour que bien après la parution des principaux commentaires, notamment ceux de ‘Abd al-Razzâq Kâshânî et Dâwûd Qaysari. C’est ce dernier qui rédigera pour la première fois une longue introduction à son commentaire, introduction dans laquelle il pose clairement de façon méthodique le cadre dans lequel s’inscrit la pensée d’Ibn Arabî. Cette Introduction (muqaddima al-Qaysarî) fera l’objet à son tour de commentaires.
Les denses introductions - plus ou moins longues - précédant les commentaires proprement dits, traitent de questions métaphysiques qui ne sont pas spécifiques à une quelconque école juridique. La question de la walâya sur laquelle certains auteurs chiites trouveront à redire, n’est pas traitée dans ces muqaddimât sous le point de vue de la succession temporelle du Prophète.
A notre avis, pour répondre à la question il faut se demander quelles ont été en général les raisons qui ont conduit au rejet d’une pensée ou d’un système de pensée, dans la société musulmane, et voir si ses raisons s’appliquent à la doctrine akbarienne. Même lorsque ces raisons sont invoquées à tort par l’exotérisme des adversaires, elles permettent une mise à l’épreuve de la « falsification » de la doctrine qui finit par être confortée quand elle s’en sort indemne.
En général, ces raisons se ramènent à celles-ci que l’on peut relever dans les ouvrages d’hérésiographie :
1 - al-ibâhiyya: la permissivité, abandon de la norme religieuse externe, du respect du sens obvie du texte sacré.
2 - la zandaqa : sous ce vocable, on réunit un certain nombre de « fautes » relatives à l’intelligence du Coran, comme le détournement des sens des versets, leur interprétation dans un sens forcé dans un but politique par exemple...l’accusation de zendîq s’applique aussi parfois aux falâsifa, philosophes péripatéticiens arabes.
3 - la menace de la fitna : une idée peut être rejetée pour subversion, même si dans son fond elle ne contredit pas le Coran et la tradition
4 - le rafd, le refus chiite de reconnaître la régularité du califat des trois premiers califes. Par leur propagande habile et vigoureuse, les missionnaires chiites étaient capables de créer la subversion dans tous les pays d'islam. Les ulémas officiels étaient chargés de les combattre par la parole, et de les dénoncer publiquement, car en prêchant la cause des Ahl al-bayt, les propagandistes chiites visaient en fait à s’emparer du pouvoir pour leur propre compte, et dresser une partie des musulmans contre l’autre partie.
5 - dans une moindre mesure, la bid'a, l’innovation religieuse, réelle ou supposée, mais que l’on redoute. Mais sous ce chef d’accusation on peut glisser bien des fautes qui n’en sont pas en fait.
6 – les jalousies et les haines qui existent entre les différents pôles autour desquels s’articule la pensée musulmane : les juristes (fuqahâ), les soufis (souvent jalousés par les premiers, les philosophes, les théologiens (mutakallimûn).
7 - enfin, et ce n’est pas la moindre des raisons, la crainte du pouvoir politique de voir l’une ou l’autre de ces tendances acquérir une influence démesurée sur les masses. L’intérêt du pouvoir étant de maintenir un équilibre voire une tension entre elles. C’est le plus souvent cette raison qui est la seule vraie, les autres étant utilisées comme prétextes complémentaires par les gouvernants pour intervenir contre le soufisme par exemple.
Or si nous nous reportons à l’œuvre de l’école akbarienne, on s’aperçoit que son orthodoxie est impossible à mettre en doute de façon globale. Et d’ailleurs les critiques n’ont jamais porté que sur des points de détail.
1 - Elle est née dans un milieu sunnite, et s’est toujours propagée dans un milieu sunnite. Mais pas que là. Car pensée non colorée par une école juridique particulière, la doctrine akbarienne est recevable par tous. Elle donne à penser à tout le monde.
2 - Elle affirme avec force l’éternité de la Loi, et considère le respect de celle-ci comme la condition sine qua non de toute réalisation spirituelle. Ce qui est admis par tous, sunnites ou chiites.
3 - Elle « adopte », en fait elle se trouve être en accord formel, avec les principales positions du dogme ash‘arite, notamment en ce qui concerne les attributs divins, et intègre l’apport mu‘tazilite.
4 - Elle rejette et dépasse la philosophie.
5 - Elle affirme avec force la valeur du sens obvie du Coran, le sens intérieur n’en étant jamais qu’un approfondissement.
Il faut se rappeler qu’à la naissance d’Ibn ‘Arabî, venait de s’écrouler dans un échec pitoyable l’expérience ismaélienne d’Alamût qui était le symbole même d’une tentative de « dépasser » la Loi. La « Grande Résurrection » avait été prise en défaut.
Le pouvoir sunnite avait su laisser s’exprimer toutes les sensibilités de l’islam, tant qu’elles ne mettaient pas en péril la stabilité même de la Umma ou du…pouvoir.
Or le mouvement d’idées ibn arabien n’a jamais eu de visées politiques, ne s’est jamais érigé en mouvement social.
Même si d’après le décompte de Osman Yahia, les condamnations d’Ibn ‘Arabî sont plus nombreuses que les appuis, il faut bien se rendre à l’évidence que ces calculs ne sont pas très significatifs qualitativement. En effet, l’opinion publique musulmane connaît certainement plus le nom d’Ibn ‘Arabî que celui de ses détracteurs qui se sont dissipés dans la nuit de l’histoire. Ces condamnations pouvaient être liées à des circonstances qui n’étaient pas en rapport avec le contenu de l’œuvre du Shaykh al-Akbar, et être levées dès que ces circonstances disparaissaient. En outre, elles étaient des fatwas, c’est à dire des jugements destinés à être communiqués à la masse, sans leur fournir les motivations et les arguments qui les ont fondés.
On peut faire la remarque suivante d’ordre sociologique en ce qui concerne les raisons positives qui expliquent la floraison du soufisme, et par conséquent de l’enseignement akbarien qui en était et demeure le plus représentatif. Dans ce grand moment de crise que traversait la communauté musulmane, il était normal que la société se replie sur les valeurs spirituelles qui définissent son identité intime, les valeurs externes comme les valeurs politiques ayant reçu le coup de massue des Mongols. On remarque en effet que certains maîtres soufis s’étaient mobilisés dans cet esprit (M. Molé insiste beaucoup sur ce point à propos de ‘Alâ al-Dawla Semnânî). Ce sont les valeurs spirituelles qui constituent les ultimes ressources face aux vicissitudes. Les shaykhs soufis se sont trouvés le plus normalement du monde les remplaçants de l’autorité musulmane classique, les consolateurs d’un peuple terrifié et humilié par les ravages des Mongols. Ils étaient devenus ce qu’en définitive ils ont toujours proclamé être: ils sont les vrais chefs de la communauté, et l’occasion leur était donnée de jouer ce rôle au grand jour.
Ce n’est pas par hasard que l’une des premières décisions qui seront prises sur le plan religieux par le nouvel Etat musulman « héritier » des abbassides au Caire, sera de décréter la « fermeture » de l’ijtihâd. Si cette mesure peut être à juste titre déplorée lorsqu’elle est interprétée comme un frein à l’activité intellectuelle, elle est cependant à méditer si l’on considère qu’en fait elle invite l’esprit musulman à entamer une étape nouvelle pour porter désormais son regard sur des questions nouvelles plus urgentes. Il est significatif à ce sujet de rappeler que les soufis avaient une influence certaine dans le nouveau pouvoir du Caire, avec notamment des noms comme Ibn ‘Atâ’illâh al-Iskandarânî, al-Manbîjî, etc...
Mais paradoxe, en Egypte où ils étaient respectés, les soufis n’ont pas mis à profit la situation pour commenter le Fusûs ou d’autres œuvres du Shaykh al-Akbar. Doit-on voir, à l’inverse, dans la situation politique sans cesse bouleversée de l’Iran, la raison de cet engouement studieux et fécond pour le commentaire écrit du Fusûs? Ou doit-on imputer cela à une différence de civilisation?
Revenons à la question que nous posions précédemment.
Les iraniens seraient-ils donc plus portés à la réflexion, à l’abstraction, que les autres peuples musulmans?
Si dans l’Occident musulman, les congrégations ont réussi à s’implanter définitivement, il n’en fut pas de même en Iran, où les politiques se sont montrés le plus souvent hostiles à toute organisation forte des soufis, contraints à l’errance parfois. Est-ce par désir de compensation qu’ils écrivirent?
Pendant que les iraniens produisaient la pensée ‘’soufie’’, le soufisme ‘’arabe’’ organisait ses tarîqas.
Le souci des uns est de nourrir les esprits, et celui des autres est d’enraciner les formes particulières que cette pensée pouvait prendre, quand elle est institutionnalisée.
Les promoteurs de l’enseignement akbarien en terre de langue persane, seront sunnites ou en tout cas présentés comme tels.
Il faut noter que c’est vers la même époque où triomphait l’école akbarienne, que le chiisme a décidé de créer ses propres écoles juridiques ou plutôt son propre enseignement du droit musulman. La science des fondements du droit (usûl al-fiqh) jusque là tenue pour suspecte, va désormais avoir voix au chapitre chez les chiites.
al-‘Allâmah al-Hillî, contemporain d’Ibn Taymiyya sera parmi les premiers à indiquer la voie en ce sens.
Pour éviter le piège du sunnisme, l’ijtihâd chiite a décrété que l’on ne doit pas imiter un juriste décédé, à moins de l’avoir choisi comme référence de son vivant. Il n’y a donc pas de ‘’madhab’’ dans le chiisme, comme dans le sunnisme (avec notamment les quatre écoles, malékite, chafiite, hanbalite et hanafite)…
Les chiites ne pouvaient pas continuer à suivre l’ancien enseignement du chiisme, à savoir que l’ijtihâd ne devait pas être pratiqué. Les adeptes du chiisme devaient se contenter de suivre les hadiths (akhbâr) en leurs mains, les interpréter chacun selon sa compréhension, sur la base qu’un hadith faible est toujours préférable à une opinion personnelle.
Pressentant qu’ils risquaient d’être dépassés par les événements, les chiites s’étaient hâtés d’élaborer leur fiqh pour ne pas être en reste (Allâmah Hillî) et se mettre au niveau des sunnites, qui eux vont à la même époque songer à fermer les portes de l’ijtihâd après la chute de Bagdad et l’avènement du pouvoir Mongol. Précaution louable qui indique que l’on craignait que les compétences se fassent désormais rares. Ce qui en tout cas s’est vérifié car le seul madhab qui a vu le jour depuis, est le wahhabisme qui ne brille pas par son excellence.
Les partisans de l’ijtihâd dans le chiisme furent appelés les Usûliyyûn, partisans de la pratique des principes et fondements de l’ijtihâd, c’est-à-dire partisans de l’utilisation du raisonnement pour juger de la validité d’un hadith. Ceux qui s’y sont opposés étaient et sont toujours appelés akhbâriyyûn. De nos jours, beaucoup d’ayatollahs affirment être aussi des akhbâriyyûn, car l’ijtihâd à leurs yeux ne vise qu’à mettre de l’ordre dans les akhbârs, et pas à les combattre. En effet, les chiites qui ne sont pas eux-mêmes compétents pour comprendre les akhbârs ont besoin de suivre une autorité de référence, marja‘, laquelle est aussi contrôlée par ses pairs. De nos jours, les écoles religieuses chiites, en particulier Najaf en Irak et Qom en Iran, sont devenues des universités à part entière.
Depuis que le chiisme est devenu la règle en Iran, il existe encore des soufis. Mais la majorité des partisans de la pratique spirituelle sont des gnostiques (‘urafâ’, pluriel de ‘ârif). Ils continuent comme au temps où le sunnisme était la règle, à lire et à commenter l’œuvre d’Ibn Arabî. Cette œuvre est beaucoup plus accessible à Téhéran que dans certaines capitales des pays arabes sunnites. Le soufisme sunnite est étroitement surveillé par les gouvernants, combattu même parfois, sauf au Maghreb où les tarîqas s’activent efficacement en grand nombre.
Comme nous le disions précédemment, l’œuvre d’Ibn Arabî est considérée comme une sorte de métaphysique pure et neutre, indépendante des croyances générales dont se réclament les musulmans. Les iraniens y trouvent même plus d’arguments confortant le chiisme que le sunnisme. Ce qui expliquerait, a contrario sa réception plus froide dans les pays sunnites.
En fait, la montée de la sainteté (walâya) sur la scène sociale avait commencé plus tôt.
L’étude magistrale par Louis Massignon du cas de Hallâj illustre en fait l’évolution du soufisme en général dans l’histoire de la conscience musulmane. Cette ample monographie offre la possibilité d’une périodisation de l’histoire des idées soufies dans la société musulmane, et Massignon avait déjà repéré les principaux agents de la transmission de l’enseignement akbarien. Cette remarque est importante pour notre propos: elle permet de situer le nœud du problème. Ce qui importe - et Hallâj le comprend bien - ce n’est pas la religion extérieure, c’est la religion intérieure, intime. Cette affirmation contredit et disqualifie la division « théologique » de l’islam en sunnisme et chiisme. La religion de l’amour n’offre pas de répit pour s’occuper de ce que fait autrui encore moins de polémiquer avec lui. Ce principe fondé, il est désormais permis de considérer le soufisme comme une démarche ayant sa propre légitimité. Chez Ibn ‘Arabî, cette démarche se confond avec la quête de la saisie intime du sens de la Loi. Car la Loi est Une, mais elle présente un intérieur et un extérieur, et ce serait lui manquer que de la réduire à l’un ou l’autre de ses aspects.
A la périodisation historique, horizontale, qu’entrevoient assez nettement Azîz Nasafî et son maître Sa‘d al-Dîn Hamûya, se superpose une autre périodisation psychologique, verticale cette fois, qui consiste dans la typologie des prophètes exposée par Ibn ‘Arabî dans le Fusûs al-hikam. Une double échelle des valeurs est ainsi mise en place et proposée à la méditation des intellectuels musulmans, soufis pratiquant aussi bien que soufis étudiant. Cette échelle supplante peu à peu l’ancienne échelle qui mettait trop en avant l’adhésion à un madhhab juridique donné comme définitoire de la personnalité du musulman. Jâmî[2] se moquera bien d’un 'âlim chiite qui revendiquait pour les chiites le statut d’élite (khâssa), car le seul critère valable à ses yeux est celui qu’offre la distinction entre l’ésotérisme et l’exotérisme. A ce propos, on ne peut s’empêcher de penser aux débuts dans la voie de Semnânî, qui découvre dans ses rencontres dans la cour d’Arghûn que ce qu’il tenait pour des stations exclusivement réservées aux musulmans étaient partagées par un saint bouddhiste...
Toutes ces considérations expliquent pourquoi la diffusion et la transmission de l’enseignement akbarien ne s’est pas fait par un seul réseau, et s’est plutôt propagé à la manière d’une information au sens journalistique du terme, d’une nouvelle que tout le monde s’empresse de connaître.
Cette transmission s’est faite suivant des « réseaux parallèles » qui parfois s’ignorent complètement, du moins à leur naissance.
Parfois aussi, elle s’est faite dans des cercles savants informels qui ne réunissent pas que des personnes « initiées » d’une même confrérie, ni même que des gens affiliés à une ou plusieurs confréries. Comme ce fut le cas à Tabrîz et dans sa région au commencement de l’ère ilkhânide.
Le plus souvent c’est par la confrérie que s’opère cette transmission, sur ordre ou recommandation du Shaykh ou tout simplement parce qu’on avait appris que le shaykh tenait en haute estime le livre des Fusûs al-hikam et son auteur. Mais la confrérie n’est que le moyen formel, et pas la cause de cette diffusion.
Dernier moyen: celui de la correspondance. Les maîtres soufis écrivaient à ceux de leurs congénères qui avaient la réputation bien établie pour leur demander des réponses au sujet de la wahdat al-wujûd, par exemple, comme ce fut le cas des 15 questions posées au maître de Shabestarî par un Seyyed de Herat, questions auxquelles Shabestarî répondra lui-même et qui serviront à la composition du célèbre Golshan-e râz.
Il est certain en tout cas que la rapide diffusion de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî n’est pas le résultat d’un simple succès de librairie, d’un best-seller spontané. Il y a une formidable impulsion, une promotion qui a été voulue et dirigée par les premiers disciples ainsi que par les disciples postérieurs qui se sont voués, parfois corps et âme, pour la défendre et la faire connaître.
[1] Le mot est prononcé par S. Hoseyn Nasr, dans sa préface en anglais au commentaire de l’introduction du commentaire de Qaysarî, Sharh-e moqaddame-ye Qaysarî.
[2] Nezâmî-Bâkharzî, ‘Abdul-Vâse' (ob.909), Maqâmât-e Jâmî, édition Najîb Mâyel Heravî, Nashr-e Ney, Téhéran, 1992, biographie laudative de Abd al-Rahmân Jâmî, le célèbre commentateur persan du Fûsûs, grand littérateur persan, et auteur du Nafahât al-uns, recueil de notices sur les saints (tes) de l’islam.