4 février 2021 4 04 /02 /février /2021 17:17

 

Deuxième partie :

 

Le Shaykh Muhammad ibn Siddîq al-Kojojî

 

J’aurais pu me contenter de signaler ceci à propos de ce transmetteur oublié de nos sources les plus connues si je n’avais pas appris par un autre hasard qu’un livre de sa composition avait été publié à Shîrâz en 1367 de l’hégire solaire/1947 en même temps qu’un ensemble d’autres textes plus minces notamment de ‘Alî Hamadânî. Il s’agit du Tazkere-ye Shaykh-e Muhammad ebn-e Siddîq al-Kojojî qui d’ailleurs sert de titre général à l’ouvrage imprimé.

Ce livre, Palâsî Shîrâzî l’avait écrit en arabe, mais en 811 de l’hégire, un certain Najm al-dîn Târomî[1] le traduisit en persan, si bien qu’il semble que l’original a disparu et que seule cette traduction persane nous soit parvenue. Ce qui n’est pas si mal. Le Dr al-Oudhaima ignore ce texte, comme il ignore les sources persanes et les sources arabes signalées précédemment. Il affirme n’avoir jamais rencontré le nom de notre auteur dans les sources. Mais il semble avoir été limité par son ignorance des sources persanes, qui en l’occurrence auraient dû attirer son attention.

Dans cette tadhkira, l’auteur Palâsî-Shîrâzî nous fournit quelques indications biographiques le concernant, et éclaire pour nous la figure éminente de ce shaykh al-Kojojânî, auprès de qui, nous apprenait-il dans l’épître ci-dessus, il passa neuf ans à son service.

Dans sa courte introduction, l’éditeur de Shîrâz  nous informe que les textes qu’il publie sont des manuscrits anciens dont une copie lui avait été envoyée par un certain Hâj Mîrzâ Mohsen Ardebîlî, mais ne précise pas l’origine de ses manuscrits,  s’ils proviennent de fonds privés ou publics.

Dans une note en page 2, il nous informe que la nisba Kojojî qu’il vocalise avec deux o, vient de Kojoj ou Kojojân, localité située prés de Tabrîz. Il nous apprend aussi, mais sans citer ses sources que la chaîne initiatique de ce shaykh est la suivante: son grand-père Seyyed Muhammad < ce dernier murîd de Khwâje Muhammad Khoshnâm-e Tabrîzî < lui-même murîd de Shaykh Akhî Faraj Zenjânî qui fut le murîd d'Abû l-‘Abbâs Nahâvandî.

Il est le descendant de la douzième génération du quatrième Imâm des chiites, ‘Alî b. Huseyn Zayn al-‘Abidîn (AS).

Le shaykh Kojojî mourut au mois de dhu l-hijja de l’an 677/1277-78) de l’hégire, sous le règne d’Abaqâ, le fils d’Hulagu (ob.1265), dont la capitale était Tabriz. Sa tombe existe toujours comme en témoigne Muhammad Javâd Mashkûr dans Târîkh-e Tabrîz tâ pâyân-e qarn-e nohhom-e hejrî, notice n° 316.

 

Je suis retourné aux  sources pour situer ce maître et j’ai pu découvrir qu’Akhî Faraj Zenjânî figure dans la khirqe-ye tabarrok de Najm al-dîn Kubrâ suivant la silsila que donne Semnânî dans son fî dhikr asâmî mashâyikhî[2]. Jâmî lui consacre une notice[3] juste après celle qu’il consacre à son maître Abu l-‘Abbâs Nahâvandî.

Mais c'est dans le Rawdât al-jinân que nous retrouvons les indications les plus complètes sur notre shaykh. La notice qui va de la page 10 à la page 42 du second volume, comprend pour une grande part, l’insertion de larges extraits de la tadhkira dans la version persane de Târomî.

Ce shaykh Kojojânî, originaire de Kojoj ou Kojojân, à deux farsakhs de Tabrîz doit appartenir à ces lignées du soufisme classique qui ne s’étaient pas encore doté d’institutions, qui ne s’étaient pas organisées en confréries. Il n’y avait pas que les kubrawîs et les suhrawardis. C’est à une telle lignée que devait appartenir cet autre shaykh célèbre que fut Mahmûd Shabestarî.

Retournant à cette source principale pour l’étude de la sainteté de Tabrîz et de ses environs qu’est le rawdât al-jinân du kubrawî Ibn al-Karbalâ'î, nous nous sommes en effet rendu compte que Shabestarî évoque la figure de Kojojânî dans un poème de son Saâdat-Nâmeh, poème que donne l’éditeur du rawdât al-jinân, Ja‘far Sultân al-Qurrâ'î, d’après un manuscrit, page 532, du volume 2, après avoir décrit la tombe en ruine de notre shaykh.

L’éditeur donne également le texte d’un poème de Muhammad-e ‘Assâr Tabrîzî, qui comme nos personnages, est originaire de Tabrîz, et où il loue l’excellence de la sagesse de notre Shaykh Kojojânî.

Enfin, dans le Haft Iqlîm[4], figure une courte notice  sur le shaykh-e Kojoj, qui fut un gnostique unitariste ('âref-e muvahhed), ce qui en l’occurrence peut signifier - et cette hypothèse sera largement confirmée par l’examen de son enseignement, -  une adhésion à la doctrine de l’Unité (autre synonyme moins provocant de wahdat al-wujûd).

Deux vers de lui sont cités pour illustrer ses dons, vers à forte consonance de wahdat al-wujûd:

Mâ dar ghamat shâdiy-e jân bâz na-ngarîm

Dar eshq-e tô be har do jahân bâz na-ngarîm

Chun shod yaqîn-e mâ ke tô î asl-e har gomân

Dar parde-ye yaqîn be gomân (bâz) na-ngarîm

 

Nous ne rechercherons pas la joie de l’âme en fuyant le chagrin que Tu nous causes

Nous n’abandonnerons pas Ton amour pour les deux mondes.

Puisque nous avons la certitude que Tu es la source de toute pensée

Dans le voile de la certitude nous ne jetterons pas un regard à nos pensées

 

Mais retournons à notre tazkere-ye shaykh Muhammad b. Siddîq al-Kojojî, qui est le titre donné par Najm al-dîn Târomî, le traducteur  de la version persane du texte original de Palâsî-Shîrâzî écrit en arabe, - bien que comme il le précise, le maître dont il se fait le biographe parlait en persan et même précise-t-il, en pehlevî comme pour nous signaler la pureté de sa langue -, et intitulé Tuhfat ahl al-bidâyât wa hadiyyat ahl al-nihâyât.

Le texte commence par une courte introduction du traducteur qui nous explique dans quelles conditions il a été amené en 811/1408 de l'hégire à donner une version persane de cette tazkere, à la demande d’un shaykh al-shuyûkh que nous n’avons pas pu identifier, car en énumérant tous les qualificatifs qui décrivent sa piété exemplaire, sa vaste science, et ses grandes vertus, il a tout simplement omis de nous en donner le nom, à moins que ce soit une omission de l’éditeur moderne.

Puis commence la traduction du texte. C’est désormais Palâsî-Shirâzî qui parle. Il nous explique dans quelles circonstances il en est venu à quitter sa ville natale de Shîrâz, où il a étudié toutes les sciences religieuses jusqu’à sa jeunesse, pour se rendre en Azerbaijân - lieu de descente des lumières de la connaissance et de la foi -, à Tabrîz, puis à Kojoj, localité située à deux farsakhs de Tabrîz. Palâsi nous apprend avec une certaine fierté que depuis son enfance, il avait toujours été un fervent pratiquant de l’islam et de la tradition prophétique. Tout laisse penser qu’il accomplissait ce voyage dans le seul but de rencontrer le shaykh de Kojoj, dont il avait certainement entendu parler et surtout louer les qualités spirituelles, je dirais même intellectuelles, en pensant surtout à l'enseignement akbarien.

De Tabrîz qu’il trouve une ville très accueillante pour son grand nombre de 'ulémas et de maîtres spirituels, il s’empresse de se rendre à Kojojân pour y rencontrer le shaykh 'Abdullâh Muhammad b. al-Siddîq b. Muhammad al-Kojojânî, suivi de la formule de taqdîs et de tarahhum.

La première rencontre a lieu en automne, en présence d’un certain murîd du shaykh, appelé Muhammad Iskâf. S’adressant à ce dernier mais parlant de Palâsî, le shaykh Kojojî lui dit: « Si cette charge lourde ne pesait pas tant sur les épaules de cette personne, il ferait partie des gens de notre village et entrerait dans le cercle de la pauvreté (spirituelle) et de l’indigence ».

Palâsî reviendra en hiver, revoir le shaykh. Cette fois, il s’empresse de se mettre derrière lui, aux côtés de deux hôtes du shaykh, Jalâl al-dîn Qufâli et de son fils Kamâl al-dîn, car ils se préparaient à accomplir la prière collective.

Palâsî note même que le shaykh avait alors récité dans les deux rak'as de la prière les deux sourates al-kâfirûn et al-ikhlâs.

A la fin de l'office, Palâsî se lève pour se rapprocher du maître et le saluer. Après l’avoir salué à son tour, le shaykh lui demanda: "Tu es le faqîh qui était venu nous voir en automne?". Palâsî était gêné de cette remarque, car il comprenait que le shaykh faisait allusion à un comportement vaniteux qu’il aurait affiché lors de sa première visite. Il répondit: « Oui, je suis cette personne-là. Mais la grosse charge que j’avais sur le dos, je m’en suis déchargée pour moitié à Tabrîz ». « Tu as raison, lui dit le shaykh, si tu n’avais pas abandonné ton fardeau, tu ne serais pas venu à nous dans une nuit d’hiver et dans le froid (ce qui nous laisse penser qu’il s’agissait de la prière du matin). »

Le shaykh lui demande alors s’Il connaissait par cœur quelque partie du Coran. Comme il répondit par l’affirmative, il lui demanda d’en réciter cinq versets. Il les récita. Le shaykh lui demanda s’Il en connaissait le commentaire (tafsîr); il répondit que oui. J’ai étudié, dit Palâsî-Shîrâzî, à Mossoul, auprès de Muwaffaq al-Dîn al-Kuwâshî qui fit une retraite de quarante ans dans la grande mosquée de la ville, et qui est l’auteur d’un grand commentaire et d’un petit commentaire (du Coran). C’est ce dernier que j’ai étudié auprès de lui. »

Nous avons vérifié l’existence de ce dernier personnage. Ibn as-Suqa'î[5], notice 61, écrit: "Ahmad b. Yûsuf Muwaffaq al-dîn al-Kawâshî, al-Mawsilî, célèbre pour sa piété et son ascétisme. On dit qu'il connaissait le nom suprême (de Dieu). Les compagnons de Badr al-dîn Lu’lu’, ainsi que le peuple avaient une bonne opinion de lui et le tenaient en grande considération. Il était né en 591/1194 à Kawâsha, forteresse de la région de Mossoul. Il mourut à Mossoul en 680/1281".

al-Yûnînî, volume IV, événements de l’année 680, est pour sa part plus informé[6]: il nous ajoute sa kunya d’abu l-‘Abbâs. Il n’est plus un simple zâhid, mais un 'âlim, et surtout il nous confirme qu’il était bien l’auteur de deux commentaires, l’un détaillé (kabîr) l’autre abrégé (saghîr) du Coran. Ces deux ouvrages sont signalés également par Hajjî Khalîfa[7]. Il était une autorité dans la science du commentaire du Coran et dans les différentes lectures (qirâ’ât) du Coran. Il vécut prés de 90 ans. Yûnînî confirme par ailleurs que ce personnage avait fait une retraite dans la grande mosquée de Mossoul, qu’il était visité par le sultan (Badr al-dîn Lu’lu’ ?) et le peuple, et ne se levait pour personne, ne faisait pas attention à leur présence. Il mourut le 7 rajab de l’an 680/1281.

Cette indication nous laisse supposer que c’est dans cette ville que notre shaykh Hasan b. Hamza aurait pu entendre parler pour la première fois du Shaykh al-Akbar, car plusieurs personnes originaires de Mossoul figurent dans les certificats de lectures des Futûhât al-Makkiyya, voir R.G.  de O. Yahia, n° 135). Sur la sainteté de Muwaffaq al-Dîn al-Kawâshî, voir aussi Nafahât al-Uns où son nom est mentionné à propos d’une karamat à la fin[8] de la notice consacrée au kubrawî Majd al-Dîn Baghdâdî.

 

Après avoir donné l’interprétation des versets coraniques en question, le maître le remercia, mais lui dit qu’il attendait de lui qu’il en fasse le commentaire ésotérique. Palâsî-Shîrâzî lui répond qu’il en était capable, mais qu’il ne pouvait le faire en présence du savant littéraliste, Jalâl al-dîn Qufâlî. Le shaykh donna difficilement congé à ce dernier. Et Palâsî-Shîrâzî se mit à discourir d’une façon telle qu’il se prit à s’émerveiller devant tant de science sortant de sa bouche, donnant au shaykh les réponses aux questions les plus difficiles. « Je donnais les réponses dont jamais auparavant je n’avais eu connaissance, et qui n’avaient jamais traversé mon esprit, que je n’avais entendu d’aucune créature, ni lu dans aucun livre. J’étais émerveillé de tous ces secrets divins qui sortaient de ma bouche. Je compris alors avec certitude que l’effusion de ces paroles et de ces secrets et allusions était un effet du regard et du souffle de bénédiction ainsi que de la haute énergie spirituelle (himmat) du Shaykh, que Dieu sanctifie son secret ».

A la fin de la tadhkira, Palâsî nous offre un autre exemple de tassaruf (pouvoir surnaturel exercé sur les personnes ou sur les choses) opéré sur lui par le shaykh. Lors de la Nuit du Destin (laylat al-qadr, le 27) du mois de Ramadan de l’an 675, je me suis rendu auprès du shaykh. Il n’y avait personne d’autre que nous deux. Après la prière rituelle, il m’ordonna de me lever pour diriger une prière surérogatoire de deux rak'as, en me précisant de réciter dans les deux rak'âs l’ensemble du Coran. Je lui dis que cela faisait plus de trente ans que je n’avais lu du Coran rien d’autre que les sourates que je lisais dans mes prières, et que par conséquent je n’étais pas sûr de me rappeler ce que j’avais appris. Il insista, et me dit: Dieu ne dit-Il pas dans le Coran: « C’est Nous qui avons fait descendre le Rappel, et C’est nous qui en assurerons la préservation ». Palâsî se conforma à l’ordre. Il récita dans la première rak'a depuis la première sourate du Coran jusqu' à la sourate de la Nuit, et dans la deuxième, il récita le reste.

Mais le pouvoir du shaykh ne s’arrêtait pas là. Il lui dit: « depuis de nombreuses années, je forme le vœu d’écrire une khutba - introduction dans laquelle l’auteur met tout son art pour dire avec le style concis le plus recherché l’essentiel de l’objet de son projet, - pourrais-tu t’en occuper? ». Palâsî répond par l’affirmative. Après avoir écrit la formule bismillâh al-rahmân al-rahîm, il ne sut plus quoi écrire. Il demeura dans la confusion et la perplexité jusqu’à ce que l’idée lui vint que dans sa réponse, il avait omis de penser que cela ne se pouvait sans le concours et le soutien de Dieu. Il se concentra, demanda pardon à Dieu, et l’invoqua au nom de son shaykh. Aussitôt sa plume se mit à écrire une khutba dont il nous donne le texte en fin d’ouvrage et qui est, il faut le dire un exercice bien concluant. Il nous précise enfin que cette épître a été écrite en Syrie.

 

A part cela, la tadhkira se déroule sous la forme d’aphorismes ou de brefs exposés dans lesquels le shaykh dispense son enseignement à son disciple, exposés rapportés par la formule: je l’ai entendu dire (shenîdam ke farmûd) et: il dit aussi (dîgar farmûd). Dans les propos du shaykh, ce qui est le plus frappant c’est son emploi du vocabulaire akbarien, et même qûnawien, comme nous allons le voir. Dans le cas de Palâsî lui-même, nous avons déjà vu qu’il avait connaissance des œuvres d'Ibn ‘Arabî et de Qûnawî, mais si les propos qu’il prête à son maître sont authentiques, et il n’y a, a priori pas de raison qu’ils ne le soient pas, alors nous sommes en présence d’un cas de diffusion de l'enseignement akbarien le plus ancien attesté par les sources en terre iranienne. Nous ne pouvons pas faire une analyse détaillée, nous nous contenterons de relever les occurrences de termes spécifiques du vocabulaire de la wahdat al-wujûd. Ce serait alors le shaykh Kojojânî qui aurait été le premier maillon de la chaîne des diffuseurs de l'enseignement akbarien en Iran, bien avant Jandî. On comprendrait alors pourquoi Tabrîz fut le centre que l’on sait avec Shabestarî et d’autres.

 

Il reste à déterminer, par l’examen et la fouille minutieuse des sources quel(s) est (sont) le(s) maillon(s) manquant(s) entre Ibn ‘Arabî, Qûnawî et lui. Lui-même aurait pu avoir connu Ibn ‘Arabî. Avec cette idée en tête, je me suis reporté au Répertoire Général des œuvres d'Ibn 'Arabî  établi par O. Yahya[9], et j’ai consulté la liste des auditeurs des lectures des Futûhât al-Makkiyya. J’ai trouvé un certain Muhammad b. Siddîq (page 209), devenu (page 215) Muhammad b. Siddîq al-Ahdâ (le mieux-guidé?), puis ce nom nous est précisé en Muhammad b. Siddîq Suhrâb al-Ahdâ (page 216). Suhrâb est un nom bien iranien, or notre shaykh, nous était-il précisé parlait un persan parfait, et connaissait même le pehlevî (ce qui signifie encore simplement persan, mais précise le niveau supérieur). Quant à al-Ahdâ, s’agit-il d’un surnom honorifique, ou bien d'une  erreur de lecture, le ductus d'al-Kojojî ressemblant quelque peu à celui d’al-Ahdâ. Notons que la première fois que ce nom apparaît dans le Répertoire général, il y avait dans l’assistance, un certain Abû Bakr b. Bundar al-Tabrîzî, dont le nom réapparaîtra une quinzaine de fois, ce qui en fait un disciple assidu des lectures akbariennes, la plupart il est vrai faites devant Qûnawî. Ce Tabrîzî, pouvons-nous supposer, pouvait-il être l’ami du shaykh, car Kojoj est à deux farsakhs de Tabrîz. Espérons trouver un jour quelque indice qui nous permettra de trancher.

 

Dans cette attente, essayons de donner par des extraits un aperçu de son enseignement doctrinal, car l’enseignement proprement initiatique occupe une plus grande place dans cette tazkere.

A la page 22, Il recommande à son disciple, - notre Hasan b. Hamza - de ne jamais s’occuper de la direction spirituelle (ershâd) des autres avant d’atteindre soi-même la perfection. Puis au beau milieu de cette exhortation, il lui dit: « Sache que dans l’être, il n’y a rien d’autre que l’Etre Nécessaire. Il n’y a dans l’être que Dieu (laysa fî l-wujûd illa Allâh, en arabe) » phrase qui est d’apparence et de fond sab'înien (Ibn Sab‘în l’andalou), mais qui sera en fait nuancée en d’autres endroits.

(Pages 27 et 28) Il dit aussi (Dîgar farmûd):

 « Tout homme dont l’être est précédé par le néant, et qui devenu étant retourne ensuite au néant est en réalité un néant, car l’être entre-deux-néants a le même statut que le néant. Sur cette base, toutes les créatures (kâ'inât) ne sont ni dans le rang de l’être absolu ni dans celui du néant absolu. Car l’Etre absolu appartient au Réel absolu (haqq-e motlaq) exalté soit-Il, et l’unité de l’Essence (ahadiyyat-e dhât) lui revient de droit. Tout ce qui est autre que l’Etre absolu est néant, comme l’a dit Labîd :

alâ kullu shay'in mâ khalâ -llâha bâtilu,

c’est-à-dire que tout être qui soit autre que l’être de l’Etre nécessaire est néant. Cela est la parole la plus véridique qui fut prononcée par les Arabes, au témoignage de l’Envoyé de Dieu.

Par conséquent, l’être des créatures résulte du maintien (ethbât) et de l’existentiation (îjâd) par Dieu, et tout être qui procède d’autre (que Lui) aura pour qualité le néant au sens propre. Donc l’ensemble des créatures sont immuables du fait de l’immutabilité de Dieu (haqq), et sont néant et effacement en elles-mêmes. Pour cette raison, les soufis au cœur pur, ne considèrent la création ni comme un étant (mawjûd) ni comme un néant. Quand on y regarde avec l’œil de la perspicacité, l’être des créatures est comme l’être des ombres, car l’ombre n’est pas, au regard des rangs du néant. Et puisqu’il est démontré que toutes les créatures et les traces (ne) sont (qu') une ombre, on a démontré que l’étant et l’agissant (mu'aththir) (n’est autre que) l'Essence-Une (dhât-e ahadiyyat).

Sache donc que le voile qu’il y a entre nous et Dieu n’existe pas en réalité (amr wujûdî nîst), car si ce voile avait un caractère concret, il s’en suivrait nécessairement que ce voile serait plus près de nous que Lui. Or rien n’est plus proche de nous que Lui, donc la réalité ultime du voile relève de l’illusion du voile. Car il n’y a aucun autre être avec Dieu qui soit un voile entre nous et Lui. La preuve de l’inexistence d’un voile entre nous et Lui est dans le texte même du Coran, là où il est dit: « Et Nous sommes plus prés de lui que vous, mais vous ne voyez pas » (56:85). Ailleurs il dit: « Et Il est avec vous où que vous soyez » (57:4). Et l’Envoyé a dit: « Dieu était alors que rien n’était avec Lui ». Etre-avec implique la science. Dieu nous connaît, donc Il est avec nous. Quant à nous, nous ne Le connaissons pas, donc nous ne sommes pas avec Lui. (Le verset) « Et ils ne Le cernent point en science » (20:110) a un sens qui est un témoignage de Dieu de cela. (Quant à) « Et je ne sais comment Te louer (parfaitement), ni ne peut atteindre tout ce qu’il y a en Toi », il apporte un témoignage prophétique.

Donc l’être-avec (ma'iyyat) de Dieu (haqq) procède de l’être-avec de la science et de Sa certitude. Or la science de Dieu n’est pas autre que Lui, elle est même Son Essence (eyn-e û). Et puisque la Science n’est rien d’autre que Son essence, il s’en suit que l’objet de Sa science (ma'lûm) aussi n’est rien d’autre que son Essence. Donc le Sachant ('âlim), la science, et l’objet de la science, ainsi que le Percevant, la perception et le perçu, sont tous Lui. L’origine est de Lui, le Retour est vers Lui... »

Nous retrouvons ici des thèmes bien de Qûnawî. Nous ne sommes avec Dieu qu’en proportion de la science que nous avons de Lui. Nous sommes avec Lui du fait que rien de nous n’échappe à Sa science.

Enfin, mon bonheur fut très grand quand je découvris l’édition d’al-Wujûd al-Haqq, de ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulsi, réalisée par mon ami Bekri Alaeddin. J’eus la joie de découvrir que le shaykh ‘’Hasan ibn Hamza ibn Muhammad al-Shîrâzî al-Sufî al-Balâsi’’ était encore lu au 18ème siècle. Nous apprenons même le titre d’un autre ouvrage de sa composition, Tawhîd ahl al-Khuûṣ.

Omar BENAISSA

 

[1] En plus de la mention de son nom dans le Rawdât al-jinân (vol.I, Page 223, où sa traduction de la tazkere est fort appréciée et où un vers du shaykh Kamal Khojandî élogieux à son égard nous indique l’estime générale dont il jouissait) on apprend aussi par le Habîb os-siyar, vol. III, page 550 que « Mawlâna Najm al-dîn al-Târomî est le traducteur en persan du Kâmil al-Tawârîkh d’Ibn Athîr ». Il n’y est pas fait mention de sa traduction de la Tazkere qui nous intéresse ici. Mais cela nous signale au moins ses compétences de traducteur.

[2] Voir Opera minora, edited by W. M. Thackston, Jr, Harvard Universiy, 1988

[3] page 150, notice n° 172

[4] Haft eqlîm, de Razî, Amîn Ahmad,  édition de Téhéran, sans date, (1950?), vol. III, page 214

[5] Tâlî kitâb wafayât al-’ayân, édition et traduction de Jacqueline Sublet, I.F. de Damas, 1974

[6] Dhayl mir’ât al-zamân, vol. IV, évènements de l’année 680/1281, page 104.

[7] Kashf al-Zunûn, vol.1, colonne 457, et colonne 480 où il est précisé que le commentaire abrégé est intitulé al-talkhis fî  al-tafsir  et qu’il a été achevé en Rabî’ II de l’an 649 de l’hégire.

[8] page 431 de la nouvelle édition de Téhéran.  

[9] Histoire et classification de l’œuvre  d’Ibn ‘Arabî, Damas, 1964

Partager cet article
Repost0
Homère
2 janvier 2021 6 02 /01 /janvier /2021 00:47

 

Adam et Eve n’étaient pas au Paradis

(Ni péché originel, ni chute de l’homme)

 

« Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre, exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse, car les hommes qui souffrent vieillissent promptement. Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en souleva le couvercle, et les maux terribles qu’il renfermait se répandirent au loin. L’Espérance seule resta. Arrêtée sur les bords du vase, elle ne s’envola point, Pandore ayant remis le couvercle, par l’ordre de Jupiter qui porte l’égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Jupiter les a privées de la voix. Nul ne peut donc échapper à la volonté de Jupiter. »

— Hésiode, Les Travaux et les Jours

 

Cet article s’inspire d’un passage instructif et original du chapitre traitant du commentaire par Sadr al-Dîn Qûnawî de la ‘’sagesse de David’’ (Dâwûd), prophète de la Bible et du Coran, telle qu’elle est exposée par Ibn Arabî au chapitre 17 de son Fuṣûṣ al-Hikam.

Sadr al-Dîn al-Qûnawî, disciple direct et principal héritier de l’enseignement du Cheikh al-Akbar, est l’auteur d’un livre dénouant les principales difficultés de l’ouvrage le plus célèbre de son maître et beau-père. Ce livre est intitulé justement Kitâb al-Fukûk, soit le ‘’livre des descellements’’, où les sceaux (fukûk) qui gardent le secret du Fuṣûṣ sont brisés pour en permettre la compréhension par les non-initiés.

Le passage en question se situe au chapitre 17 comme nous l’avons dit, qui s’intitule ‘’descellement du chapitre de David’’ (Fakk al-fass al-Dâwûdî),  qui occupe un peu plus de 5 pages.

Le voici en essai de traduction partielle en langue française :

« Ce qui confirme ce que j’ai mentionné au sujet de la supériorité du gouvernement divin (califat, khilâfa) de David et de Salomon sur le califat d’Adam, et leur supériorité aux deux en connaissance ésotérique (‘ilm) et dans la concrétisation de leur objectif, c’est ce qui figure dans le hadith dont la chaine de transmetteurs est sûre : « Dieu a donné le choix à Salomon entre la science (‘ilm), la royauté (mulk) et la richesse (mâl)… Dans une autre version de la tradition (hadith), au lieu de la richesse, il y a la prophétie… Il (Salomon) choisit la science. Dieu lui a alors accordé (en récompense) la royauté, la richesse et la prophétie, pour avoir choisi la science, le savoir. »

Quant à Adam, Dieu fit s’agenouiller devant lui tous les anges et Il l’a fait entrer dans le ‘’Jardin/Paradis’’, en lui disant : « Tu n’y auras pas faim ni ne seras nu, tu n’y auras pas soif ni ne seras frappé par l’ardeur du soleil. » (20 : 118 et 119).

Ce verset ne semble pas convenir à un discours adressé à un habitant du Paradis. Les avantages sont énumérés de façon négative : tu n’auras pas faim, tu n’auras pas soif, etc., alors que l’on s’attend à ce qu’il entende des informations concernant la richesse et le faste du Paradis. Ce qui nous permet de considérer que ces paroles lui ont été adressées alors qu’il était sur terre, comme gage de vérité.

Quand ils ont entendu la parole d’Iblîs : «Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre que pour vous empêcher de devenir des Anges ou d’être immortels». (7 : 20) Adam et son épouse l’ont cru et ils ont agi conformément à l’attente de Satan.

Ce récit présente deux points faisant problème, et je n’ai trouvé jusqu’ici personne ayant porté son attention sur eux. Personne non plus, parmi les gens du savoir exotérique ou ésotérique, n’a pu me donner une réponse à ce sujet. Il s’agit du fait suivant : après que les anges se sont tous prosternés devant Adam sur ordre de Dieu, sa supériorité sur eux était devenue évidente car il avait reçu de Dieu la connaissance des Noms, et le califat, c’est-à-dire la charge de représenter Dieu sur terre. Or Dieu l’avait mis en garde aussi de ne pas s’approcher de l’arbre. Après tout cela, comment Adam a-t-il pu quand même désobéir à Dieu, et prêter l’oreille à la parole d’Iblîs qui lui faisait miroiter la possibilité de devenir un ange.

Si Adam et son épouse se trouvaient alors au Paradis, comment cela a-t-il été possible que Satan ait pu se frayer un chemin (se soit insinué) au Paradis ? Comment Satan a-t-il pu les tromper lui et sa femme, même au Paradis, lieu le mieux surveillé qui soit ?

Et comment cela a-t-il été possible alors que nul n’ignore que celui qui entre au Paradis tel qu’il est défini par la promesse divine, n’en sortirait jamais, et que la forme paradisiaque n’est pas sujette à la corruption, et qu’elle est éternelle par essence et incorruptible ?

Cette situation prouve de façon évidente, que le lieu où Adam et son épouse se trouvaient n’est pas le paradis dont l’étendue est celle des cieux et de la terre, dont le sol est le Piédestal (kursî) qui est la huitième sphère, et dont le toit est le Trône (‘arsh) du Miséricordieux. Il n’échappe à personne que ce paradis n’est pas dans le domaine du monde de la corruption [1] (al-kawn wa l-fasâd), et que ses délices ne sont pas temporaires, ni sujets à épuisement. Car cette station donne de par son essence même, la connaissance que requiert sa réalité, à savoir l’impossibilité que ses délices soient interrompus par la mort ou une autre chose, comme le dit Dieu : « Et quant aux bienheureux, ils seront au Paradis, pour y demeurer éternellement tant que dureront les cieux et la terre - à moins que ton Seigneur n’en décide autrement – c’est là un don qui n’est jamais interrompu. » (11 : 108)

La situation d’Adam et d’Ève (s) dans cette affaire est comparable à celle des Enfants d’Israël à propos desquels Dieu dit : «…Voulez-vous échanger le meilleur pour le moins bon? Descendez donc à n’importe quelle ville; vous y trouverez certainement ce que vous demandez!...»   (2 : 61)

C’est pour cette analogie, cette affinité entre les deux situations que, dans la sourate de la Vache, Dieu a mis en rapport l’histoire d’Adam avec l’histoire de Moïse et des Enfants d’Israël, - malgré le grand écart de temps qui les sépare, -. Dieu a gardé la ressemblance dans la situation et l’ambiance, mais pas dans le temps. Comprends donc ! Ceci est un secret parmi les secrets du Coran.

En plusieurs passages, le Coran mentionne des noms de prophètes. Parfois leurs noms sont mentionnés selon un ordre spécial, dans un passage. Puis ils sont évoqués dans un autre contexte, selon un ordre différent du premier. En ce sens qu’il (le Coran) met en tête les noms de ceux qu’il avait mentionnés en queue, dans un autre ordre. Et il met en queue les noms de ceux qu’il avait mentionnés en tête, auparavant. Puis dans un troisième et quatrième contexte, ils sont mentionnés, à chaque fois dans un ordre différent des ordres précédents. Cela en plusieurs endroits, différents les uns des autres.

Le secret réside en ce que dans ces mentions, on a pris compte des inégalités de leurs rangs et de leurs degrés en raison des préférences pour les uns sur les autres, à quoi se réfère le Coran : « Parmi ces messagers, Nous avons favorisé certains par rapport à d’autres… » (2 : 253) Parfois, le Coran observe un ordre sur le critère de l’antériorité ou de la postérité dans le temps. D’autres fois, il tient compte de la similarité de leurs actes et de leurs états, mentionnés dans la sourate ou dans les fragments de sourate ou récits les concernant. Parfois, il tient compte de l’adhésion commune à une même Loi (sharia) et aux mêmes statuts juridiques. Dieu dit : « A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre.» (5 : 48) et : « Et tout d’un coup, douze sources en jaillirent, et certes, chaque tribu sut où s'abreuver! » 2 : 60… »

Qûnawî a raison de noter que le sujet dont il traite ici n’a jamais été abordé auparavant.

L’interprétation du récit d’Adam et Eve qu’il nous propose est originale, toute autre et toute différente de l’imagerie populaire reprise par la majorité des commentateurs du Coran, qui n’ont pas jugé utile de se pencher davantage sur le sujet. L’histoire de la ‘’chute du paradis’’ semblait aller de soi comme explication de l’origine de notre présence sur terre.

Qûnawî a mis le doigt sur ce qui a priori peut sembler être un ‘’point de détail’’. Or il oblige à revisiter les Écritures des uns et des autres. Sa remarque est très instructive. Il ouvre un débat là où tout le monde avait pensé que le débat était clos.

Quoiqu’on ait pensé jusqu’ici, le premier couple humain ne vivait pas au Paradis. Il ne pouvait donc pas avoir chuté puisqu’il ne s’était jamais trouvé au paradis, ou en quelque haut lieu idéal et béni.

Adam et sa femme étaient sur terre comme des créatures ordinaires pour poursuivre une étape de leur développement, de leur évolution. Dieu installe l’humanité sur terre, en commençant par le couple qui sera l’ancêtre de milliers de générations…et de milliards d’êtres humains, tous issus de ce couple originel.

Le ‘’jardin’’ dont il est question ne peut donc pas être le paradis promis aux bienheureux, aux méritants parmi les croyants, après la mort. Dans le Coran, le terme employé pour le lieu où se trouvait le premier couple est celui de jannah, au singulier et jinân ou jannât au pluriel, signifiant jardin en arabe. Ce terme peut être employé pour désigner le paradis de l’au-delà aussi bien qu’un jardin ordinaire de ce monde. Dans le premier cas, il est suivi d’un complément de nom comme dans : jannat al-khuld, jardin d’éternité pour le distinguer d’un jardin de ce monde.

De toute façon, ‘’le prologue dans les cieux’’, est clair. Dieu annonce aux anges ‘’qu’Il va établir un califat sur terre’’, ou, autre sens possible : établir un calife dans la terre’’, auquel cas le calife serait le souffle divin insufflé dans la terre, l’argile, i.e. l’acte créateur de Dieu.

C’est dès le début qu’Adam est destiné à vivre sur terre. Dieu n’a pas dit ; ‘’Auparavant, Je l’établirai au Paradis, pour le tester.’’ Il n’a pas dit non plus qu’Adam était au paradis, et qu’il l’en a sorti pour l’envoyer vivre sur terre.

L’aventure d’Adam, l’aventure humaine commence sur terre, pas au Paradis.

Or le paradis promis dans l’au-delà, est un lieu de perfection, un lieu où l’homme jouit de sa situation de méritant aux yeux de Dieu, définitivement mis à l’abri de toute erreur, de tout péché, de tout besoin, de toute peur, etc. Il ne s’y trouve aucune source de tentation, pas même celle du méchant, qui ne peut donc pas se trouver au Paradis, par définition. Ce statut rêvé s’obtient après la mort, par le mérite acquis auprès de Dieu par les bonnes œuvres.

Comment un être négatif et mal intentionné, comme satan, pourrait-il y pénétrer pour y tromper les élus de Dieu, troubler leur paix ? Le paradis est le lieu de la perfection de l’homme, le lieu où cet homme est en possession parfaite de tous ses pouvoirs, et de tous ses privilèges. Dieu lui-même le protège de toute intrusion de satan.

Adam et son épouse étaient donc sur terre et pas au paradis. Ils y ont été amenés, pas pour payer leur faute, mais pour être testés, et initiés à une forme particulière de la création divine, celle de la vie sur terre. Ils ne sont pas des êtres maudits ayant suscité la colère divine, et condamnés à payer leur faute. Adam est un prophète, dans l’islam. Un prophète sans peuple, mais un prophète quand même.

Il n’y a pas eu de faute commise, de la part ni d’Adam ni d’Eve. Pour la raison qu’au paradis réel, on ne peut pas faire de faute, commettre de péché. Ils ne se trouvaient pas au Paradis qui est le lieu de la récompense finale des hommes.

Redisons-le, le Jardin où Adam et Eve se sont rapprochés de l’arbre interdit, se trouve sur terre. Et si les hommes continuent d’y séjourner, c’est qu’ils sont sans cesse en train de s’en rapprocher encore chaque fois qu’ils désobéissent à Dieu. La faute continue d’être commise constamment. Le statut de l’homme ne change donc pas, sinon il serait retourné à son état premier, depuis bien longtemps.

Les hommes ont conscience de l’existence d’un moyen pour la réparation de leur faute, mais ils ‘’oublient’’ [2]. C’est pourquoi, ils ne trouvent pas le chemin de la paix intérieure, ce qui les éloigne du chemin de l’arbre, qui nous dissuade de nous en approcher. Pourtant, c’est un arbre qui se trouve en chacun de nous, si nous prenons compte de la racine de shajara (arbre) qui est la même que celle de mushâjara, dispute, querelle, dans l’arbre généalogique issu d’Adam et d’Eve.

Qûnawî commente ainsi l’ordre donné à Adam et Ève de quitter le lieu où ils se trouvaient : ‘’descendez-en !’’ (‘’hbitû minhâ’’), (2 : 38), alors qu’en l’occurrence, Il aurait du employer le duel hbitâ !

Dieu s’est adressé alors à l’ensemble de la progéniture adamique en employant le pluriel ‘’hbitû’’ comme un cas similaire à l’ordre donné aux Enfants d’Israël, où Dieu dit aux Hébreux dans la même sourate de la Vache : ‘’Hbitû misrâ… اهبطوا مصرا (Descendez dans une (autre) ville)’’ (2 :61)

Dans les deux cas, la scène se passe sur terre. Adam et Ève se trouvaient dans les deux situations sur terre. (fin de citation)

Nous concluons donc avec Qûnawî, qu’Adam et Ève n’ont jamais été au Paradis, et que par conséquent, ils n’en ont jamais été expulsés, ou exclus. Il n’y a pas de chute adamique, dans le Coran, dans l’islam.

Première remarque sur la prophétologie coranique :

Chaque prophète est envoyé avec une loi dont la durée est fixée d’avance par Dieu, le principal critère étant la qualité de l’énergie du prophète concerné. Il y a des prophètes mineurs et des prophètes majeurs, mais ils sont tous crédibles, car désignés par Dieu. Et ils ne se contredisent pas, car la Parole divine ne peut se contredire, sinon en apparence.

Certains sont des prophètes-envoyés, c’est-à-dire ayant été missionnés avec une révélation transcrite dans un Livre. D’autres sont des prophètes qui annoncent oralement des informations célestes, mais qui restent engagés par la loi de l’envoyé ou du prophète précédent, et ne sont pas missionnés avec un ‘’livre’’ nouveau.

Le premier prophète fut Adam. Sa loi était rudimentaire, parce qu’elle ne concernait qu’un couple d’êtres humains et leurs enfants, premier foyer de l’humanité.

La loi adamique a duré très peu. Après le premier meurtre commis par Caïn qui tua Abel (Qâbil et Hâbil), Dieu a instauré la loi du châtiment du meurtre sans droit… qui décrète que tuer injustement un homme revient à tuer tous les hommes. Comme quoi tout meurtre non justifié par la Loi divine était déjà ‘’un crime contre l’humanité’’, littéralement comme le dit Coran : « Celui qui tue une personne sans droit, c’est comme s’il avait tué tous les hommes » (5 : 32)

Avec le temps, au fur et à mesure que l’humanité s’accroit et agrandit son territoire, et que les sociétés humaines se différencient et deviennent de plus en plus complexes, les lois divines seront précisées pour chaque cas d’espèce nouveau. Parfois elles reconduisent les lois des prophètes antérieurs, parfois, elles les abrogent et les remplacent par de nouvelles lois.

Ces lois ont été définitivement achevées et instaurées, avec les réponses que le Prophète de l’islam, qui est le sceau de la prophétie, a apportées aux questions qui lui furent posées par ses contemporains, en complément des lois qui avaient été déjà établies par/pour les prophètes antérieurs et que le Coran reprend à son compte.

Avant le déluge, la loi de Noé par exemple, fut la règle pendant 950 ans (‘’mille ans moins cinquante’’, dit le Coran). ‘’Et en effet, Nous avons envoyé Noé vers son peuple. Il demeura parmi eux mille ans moins cinquante années. Puis le déluge les emporta alors qu’ils étaient injustes. Puis Nous le sauvâmes, lui et les gens de l’arche; et Nous en fîmes un avertissement pour l’univers.’’ (29 : 14 et 15)

Le passage suivant : ‘’Il demeura parmi eux mille ans moins cinquante années.’’, traduit un segment du verset qui se lit en arabe : ‘’fa-labitha fi-him…’’ qui peut se traduire aussi par :’’il demeura en eux’’ qui se réfère à une intériorité (fî-him = en eux ou parmi eux). Cela peut donc se comprendre que Noé n’a pas forcément vécu 950 ans, mais que sa présence à travers la forme de religion qu’il a apportée, a duré 950 ans. C’est sa religion qui avait une durée de vie de 950 ans, pas lui. Il a accompagné en esprit, les générations qui se sont succédé après lui, durant une période de 950 ans.

Si nous entendons le verset au sens littéral, il impliquerait aussi que ce n’est pas seulement Noé qui aurait vécu 950 ans, mais tout son peuple. Cela n’aurait pas de sens.

« Et en effet, Nous avons envoyé Noé vers son peuple. Il demeura parmi eux mille ans moins cinquante années. Puis le déluge les emporta (après Noé) alors qu’ils étaient injustes. » (l’Araignée, 29 : 14)

وَلَقَدْ أَرْسَلْنَا نُوحًا إِلَىٰ قَوْمِهِ فَلَبِثَ فِيهِمْ أَلْفَ سَنَةٍ إِلَّا خَمْسِينَ عَامًا فَأَخَذَهُمُ الطُّوفَانُ وَهُمْ ظَالِمُونَ    

labitha fî-him diffère de labitha ma‘ahum. Fî-him se réfère à une présence intérieure et spirituelle. Ma‘ahum se réfèrerait à une présence réelle. Ainsi Noé n’a pas vécu 950 ‘’avec eux’’, cela reviendrait à dire que le peuple de Noé a aussi vécu 950 ans avec Noé.

Quant au segment de verset : ‘’Puis Nous le sauvâmes, lui et les gens de l’arche; et Nous en fîmes un avertissement pour l’univers.’’ On peut penser que cela signifie que Dieu a sauvé leurs corps et en fit un avertissement…’’ Comme dit le Coran à propos de Pharaon, noyé par le flot : ‘’ ce jour, Nous te sauvons ainsi que ton corps afin de faire de toi un signe pour ceux qui te succèderont.’’ (Sourate 10, verset 92)

Lorsqu’une religion devient caduque, Dieu la remplace par une autre plus adaptée. La durée de vie d’une religion est en relation avec l’aptitude et la force que Dieu a donné au prophète concerné afin de la prêcher, de la lancer. Elles étaient toutes prévues pour durer un certain temps chacune, jusqu’à ce qu’un prophète vienne la rénover, ou apporter une version toute nouvelle de la religion. Ce fut le cas, jusqu’à ce que la dernière version, définitive, vienne pour sceller le cycle de la révélation.

Conclusion : Noé n’a pas vécu 950 ans. C’est sa religion qui a été pratiquée pendant 950 ans, ce qui devait être alors une innovation par rapport aux religions précédentes. Il y eut beaucoup de religions et de prophètes au cours des âges.

Les religions antérieures à l’islam du Prophète, avaient une espérance de vie variable. Celle de Noé a duré 950 ans. Nous n’avons plus de trace de l’enseignement de la religion de Noé.

Mais le Fusûs al-Hikam d’Ibn Arabî nous donne une indication subtile sur l’essentiel de sa mission.

Le Fusûs explique la prophétie générale comme une construction consciente de ce que la religion attend de nous, à différentes étapes de notre histoire d’hommes. Il établit une typologie des prophètes qui range ces derniers de façon que chacun représente un aspect de l’édifice à la construction duquel il a participé. Ibn Arabî redonne son unité à la LA religion, en en faisant la somme, la synthèse, de toutes les ‘’religions’’ Dieu n’envoie pas de prophètes dans le désordre.

C’est une interprétation d’origine biblique qui a sans doute fait suggérer chez certains musulmans que Noé a vécu 950 ans. Si cet âge exceptionnel était propre à Noé, alors on serait en droit de nous demander comment les générations successives qui l’on vu, s’expliquaient sa longévité singulière. Cette longévité aurait pu être alors son principal miracle. Mais est-ce bien utile ?

Il faut donc comprendre que la durée de vie d’une religion est dépendante de la profondeur et de la pertinence des innovations qu’elle apporte par rapport à la précédente. Tant qu’elle répond aux besoins des hommes, la religion survit, même quand elle présente des failles incontestables. Noé a été envoyé avec une religion nouvelle capable de durer et surtout de supplanter les croyances antédiluviennes.

Toutes les religions n’ont été que des étapes préparant l’avènement de la dernière religion qui devrait exister jusqu’à la fin du monde. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi l’islam s’est annoncé, d’emblée comme la dernière religion, et que son prophète est proclamé par le Coran comme le sceau des prophètes. Les premières religions devaient sûrement avoir une durée de vie courte, très courte. Dieu initiaient les hommes à l’obéissance et n’exigeait pas beaucoup d’eux.

« Muhammad n’a jamais été le père de l’un de vos hommes, mais le messager d’Allah et le dernier (sceau) des prophètes. Allah est Omniscient. » (33 : 40)

D’ailleurs la fin de la chaine des prophètes, est remplacée par une chaine nouvelle qui est celle des Imams. Il n’y aura plus de prophète, mais des personnes compétentes appelées Imams, pour donner des avis fondés sur les sens des versets coraniques, pour écarter les querelles d’interprétation sans fin.

Selon que l’écart historique qui les sépare du Prophète se raccourcit, les messages des prophètes auront plus de contenu à caractère définitif, et par conséquent une chance de survivre, du moins en partie.

La religion de Jésus, qui a précédé celle de Muhammad, a eu une durée de vie de loin plus longue que celle de Noé (nous sommes en 2020 après J.C.). Parce que Jésus est plus proche du Prophète de l’islam dont il fut l’annonciateur, et aussi parce que le Jésus de l’islam n’est pas mort, mais seulement élevé au ciel, sa religion poursuivra son chemin aux côtés de l’islam jusqu’au retour de Jésus qui rejoindra le Prophète de l’islam, comme l’enseigne la tradition.

Jésus (S) a annoncé la venue de Muhammad (S). On comprend pourquoi les religions apportées par les trois derniers prophètes survivent. D’abord, parce qu’elles diffèrent peu par le message. Les deux religions qui ont précédé l’islam, le judaïsme et le christianisme, peuvent prétendre à une bonne place, et ont rapproché l’humanité de la religion parfaite.

Ce n’est pas sans raison que le Coran n’a pas aboli les deux dernières religions qui l’ont précédé, le judaïsme et le christianisme. Les israélites et les chrétiens sont reconnus comme gens du Livre (ahl al-kitâb).

Comme ces deux religions avaient encore un grand nombre d’adhérents, cela prouvait qu’elles avaient une force intrinsèque suffisante pour poursuivre leur chemin, à l’écart de l’islam. C’est pourquoi ce dernier leur a reconnu un statut spécial.

Deuxième remarque :

Noé lui-même n’a pas vécu 950 ans, mais sa présence à travers la Loi qu’il a apportée, a duré 950 ans. Ne serait-ce que dans le but de nous éclairer sur ce point que les durées de vie des religions sont déterminées par les conditions socio-historiques qui furent celles des prophètes qui les prêchèrent.

Ensuite, sa loi est tombée dans l’oubli, même si le nom de Noé nous est parvenu. Et les textes sacrés en font mention pour nous aider à comprendre justement comment une Loi est toujours liée au prophète qui l’a apportée, par l’intermédiaire duquel Dieu l’a transmise aux hommes. C’est la raison pour laquelle on parle de Loi de Noé, de Loi de Moïse, et de Loi ou de religion (Dîn) muhammadienne.

Dieu choisit ses prophètes en fonction des missions et prédispositions de chacun d’eux. Il en est qu’Il envoie pour diriger une famille, une tribu, une ville, ou tout un peuple. A chaque fois, la compétence requise sera différente. Si nous supposons que tout homme est potentiellement compétent pour devenir un prophète, cela va impliquer de définir une règle des capacités inhérentes. Un homme peut être un prophète, même quand il n’a que son épouse pour ‘’peuple’’, comme ce fut le cas d’Adam.

L’énergie de lancement d’une version de cette religion diffère en fonction de l’ordre de venue du Prophète qui la porte ; si elle reçoit une forte impulsion, elle peut durer plus longtemps que la forme qui la précède. Cette énergie est placée dans le prophète porteur de cette prophétie. Et elle sera héritée par le prophète successeur, car chacun d’eux constitue une brique de l’édifice construit par Dieu. Toutes les prophéties constituent comme un puzzle qui raconte comment les hommes ont été, petit à petit, initiés aux secrets divins. Lorsque les arguments apportés par les prophètes ont achevé de constituer le système, il ne restait plus qu’à faire venir le Sceau de la Prophétie, c’est-à-dire le prophète qui inaugure le début d’un cycle nouveau, celui où les hommes n’attendront plus de prophète, et n’en n’éprouveront plus le besoin jusqu’à la fin des temps.

Pour cela, il fallait évidemment que sa mission soit accomplie de façon qu’elle garantisse aux hommes toutes les conditions pour connaître Dieu de façon que cette connaissance soit la plus claire possible.

Le chiisme enseigne que puisque les hommes ont reçu le message définitif de Dieu, à savoir le Coran, ils n’ont plus besoin que des imams qui sont les successeurs des prophètes. Ces imams n’apportent pas de révélation nouvelle, ils n’ont pour mission que d’être des guides et des interprètes autorisés de la Loi du Prophète de l’islam. La prophétie est définitivement close après lui.

De nos jours, la religion apportée par le prophète qui a été envoyé par ‘’miséricorde pour les univers’’ (rahmatan lil-‘âlamîn),  a déjà duré plus de 1441 ans lunaires, soit 1400 années solaires.

Nous sommes donc devant une théorie des prophètes selon laquelle le dernier prophète devait venir avec le rayonnement le plus puissant de façon à illuminer le plus de peuples, l’humanité entière, et que le prophétisme parvienne à tous les peuples de la terre, en profitant du reliquat de lumière des religions précédentes. C’est pour cela qu’on dit que le prophète de l’islam est le Sceau des prophètes, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de prophète après lui. Il a agi de façon que l’humanité se passe désormais de tout nouveau prophète. Le Prophète a dit qu’il était la dernière brique de l’édifice.

La fin (du cycle) de la prophétie est donc une ‘’bonne nouvelle’’ parce qu’elle ne signifie pas qu’elle est la fin du monde. Bien au contraire, elle annonce que désormais les hommes n’auront plus besoin de prophète pour se guider. Ils auront juste besoin de respecter la loi du dernier prophète. Parce que les hommes ont toute l’intelligence nécessaire pour se guider par d’autres hommes éclairés parmi eux.

L’humanité est entrée dans sa phase de maturité. Quand ces guides seront tous partis, quand ils ne seront plus de ce monde, là, il n’y aura plus rien à espérer de la vie sur terre.

Et la forme de religion que Dieu a prévue comme la dernière, devait forcément être confiée à un homme apportant la Loi la plus parfaite, et capable de durer de façon illimitée dans le temps, c’est-à-dire jusqu’au temps de la résurrection.

‘’Le halâl de Muhammad sera halâl jusqu’à la fin du monde, et le harâm de Muhammad sera harâm jusqu’à la fin du monde.’’ Cela signifie que la Loi de Muhammad a une durée de vie la plus longue, et il n’y en aura pas de nouvelle. Elle clôture le cycle prophétique. Sa Loi a la capacité de répondre aux besoins des hommes jusqu’à la fin du cycle. Ce sera donc la dernière Loi. Quand une chose atteint sa perfection, elle sait qu’elle ne peut pas attendre un mieux.

Mais le fait que Dieu fixe des limites aux religions, prouve qu’Il réservait la dernière venue, l’islam, pour être celle qui durera jusqu’à la fin des temps. C’est le cas aujourd’hui, où les religions meurent les unes après les autres, faisant de la place à l’islam. La ‘’mort’’ des religions consiste dans le fait qu’elles cessent petit à petit de répondre aux questions que se posent les croyants, qui vont alors chercher les réponses dans une nouvelle religion.

Avec les prophètes législateurs, Moïse, David et Salomon, on remarque que la loi a pris de l’ampleur par rapport aux prophètes qui les ont précédés et qui agissaient surtout dans le but d’enseigner l’essentiel du monothéisme, sans trop insister sur les autres devoirs rituels.

                                                                                     Dr Omar BENAISSA

 

________________________________________

[1] L’expression al-kawn wa l-fasâd, monde sublunaire (sujet à détérioration), provient de l’enseignement d’Aristote, qui l’oppose aux étoiles qui sont réputées ‘’fixes’’ donc invariables, tel que recueilli par les philosophes musulmans.

[2] Dans le Coran, il est question de ‘’l’oubli’’ absolu d’Adam, en employant à son sujet le verbe ‘’fa-nasiya’’, sans complément d’objet. ‘’Il oublia’’, comme pour annoncer que cela fut le début de la déchéance humaine. Le lecteur attentif du Coran s’arrête sur ce point.

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA
9 décembre 2020 3 09 /12 /décembre /2020 17:49

 

 

Le Ahad d’en haut (du début) n’a pas besoin de l’aide du ’ahad d’en bas (de la fin). Mais il y a une analogie, une homonymie voulue qui donne à penser, entre le ’Ahad initial de la sourate et le ’ahad final.

Le ’ahad d’en bas possède lui aussi une ahadiyya qui est l’image, non, la correspondante de l’unicité divine, ’ahadiyya céleste. Les deux ’ahad sont indéterminés, inconditionnés. L’Un fait le plein, Samad, l’autre fait le vide, le rien, le néant

La ’ahadiyya d’en bas est mentionnée pour être niée. Seule EST la ’ahadiyya première. Mais elle l’est de façon qu’elle peut tout au plus être nommée, échappant à toute connaissance par les créatures. Ce qui explique la brièveté de la sourate. Si un seul verset s’y était ajouté la sourate aurait tout fait connaître, tout révélé. On ne peut pas définir Dieu, autrement que par la reconnaissance que nous ne pouvons pas le définir. Définition apophatique qui serait devenue cataphatique si elle s’était prolongée d’un seul verset. Trop de négations composent une affirmation. A force d’énumérer ce que Dieu n’est pas, on finit par affirmer ce qu’Il est.

Kufu est le nom, en égyptien hiéroglyphique, de Khéops, le pharaon de la grande pyramide. Ce pharaon se prétendait sans doute l’égal de Dieu.

Dans le Fusûs al-Hikam, Ibn Arabî a rattaché la sagesse samadiyya au  prophète silencieux, Khâlid ibn Sînân, dont on ignore même l’année de sa mort, et le lieu où il s’est manifesté ou plutôt où il a vécu. Toutes des indications de son désir d’être non seulement silencieux, lui-même mais qu’il y ait un silence à son sujet[1]. Comme cette sagesse impliquait le silence, ce prophète ne parla pas. Il fut un prophète silencieux, sans message, sans prophétie.

Par conséquent, nous pouvons admettre que cette sourate fait connaître Dieu à partir de l’enseignement des quatre derniers prophètes :

Qul: Dis. On pourrait aussi traduire par : réponds-leur. Car cette sourate serait une réponse à une question posée au Prophète par des israélites de la Mecque demandant : Fais-nous connaître ton Dieu.

Huwa Allah Ahad : partie de la sourate correspondant à Muhammad ibn ‘Abdullah. En recevant l’ordre ‘’qul’’, de révéler ce point, Dieu nous indique que Muhammad a reçu la capacité de connaître et de révéler le sens de Huwa et de Ahad et il le connait bien. En tout cela, Muhammad reste un serviteur fidèle de Dieu (Abd Allah). Premier degré de l’absoluité divine.

Allah al-Samad : Khâlid ibn Sînân (samad proche de samt, silence de la parole, de ce qui est plein, qui ne résonne pas, qui ne contient pas de creux. Idée d’absolu.) Par son silence, Khâlid a représenté la samadiyya. Deuxième degré de l’absoluité divine.

Lam yalid wa lam yûlad: ‘Isa ibn Maryam. Dieu donne la vie, sans l’avoir reçue Lui-même, et Il n’enfante pas. Il donne la vie, comme Il l’a donnée à Adam, sans père ni mère. Troisième degré de l’absoluité divine.

Wa lam yakun lahu kufu’an ahad : On dit que Moïse, Mûsa ibn ‘Imrân, eut affaire, paraît-il, avec le pharaon Khéops (kufû, en égyptien hiéroglyphique), celui dont la plus grande pyramide d’Egypte, est le tombeau. Dieu règne sans partage. Pharaon, n’est qu’une créature comme les autres. Dieu n’a pas besoin d’associé. L’absoluité divine (premier Ahad de la sourate) abolit la fausse absoluité de Pharaon (dernier ahad apparaissant à la fin de la sourate. Le ’ahad final n’est que la manifestation de la continuité du premier ‘Ahad. Le ’ahad nié à Pharaon retourne à Dieu. Pharaon ne peut prétendre à rien. Quatrième degré de l’absoluité divine.

Le Prophète, en tant que sceau de la prophétie est la totalité des quatre enseignements, et l’héritier de tous les prophètes avant lui.

Moïse est un homme de colère, de sainte colère, bien sûr. En colère pour Dieu et contre son peuple, toujours à se lamenter, qui faillit à sa promesse de lui obéir.

Ghazbâna asifan… (sourate 7, verset 150)

Wa lammâ sakata al- ghazabu…. (Sourate 7, verset 154)

Le Dieu de la Tora est un Dieu courroucé. Parce que rien ne déplait plus à Dieu que de Lui associer des divinités, comme le fait Pharaon qui se déclare seigneur. Moïse est en colère pour plaire à Dieu, pour obéir à Dieu, pour imiter Dieu.

Le Dieu de l’islam est un Dieu miséricordieux, et le devoir de Muhammad  était de l’imiter. En cela il n’y a pas de supériorité,  car la colère comme la bonté sont des qualités divines, qui s’appliquent chacune selon les circonstances et la volonté divine.

Avec le Prophète de l’islam, c’est la soumission, le calme des croyants. La caractéristique du Prophète est la bonté, la clémence, rahma. Il est une rahma pour les univers, rahmatun lil-‘âlamîn. Elle lui est spécifique, et couvre tous ceux qui le suivent. Dieu le qualifie de rahîm, deuxième attribut divin, après celui de Rahmân qui est réservé à Dieu. La Rahmâniyya, est propre à Dieu et couvre toutes les créatures sans exception. C’est par elle que Dieu entretient la création, sa survie, sa subsistance. L’univers provient du souffle divin, nafas al-Rahmân..

Pourquoi est-il dit : qul (dis), au lieu de commencer la sourate directement par Huwa Allah ahad… « Moi, Dieu, Je suis Un… »  Sans doute parce que ce qui va  être révélé ne peut être transmis que par une personne créée. L’Incréé transmet par le moyen du créé. Ici, c’est le Prophète. Intéressante explication à ce sujet donnée par Shams Tabrizî, le maître de Rûmî :

« Dis :’’Lui, Dieu est Un’’ (Coran 112) L’indication concerne qui ? Non, ainsi c’est plus subtil. « Dis : ‘’Moi, Dieu (Je suis) Un.’’, c’est froid : donc ‘’subhânî’’ (‘’Louange à Moi’’), comme c’est froid ! En ces mots (du Coran), il n’y a aucune parole dite à mi-mots (nefâq).

Ils ne comprennent pas ceci à sa valeur : « Te tenir en grande affection, ô Nôtre serviteur particulier, c’est Nous tenir en haute affection et c’est exalter Notre divinité. » Il dit : « Dans votre intérêt, Nous jetâmes dans ce piège Notre serviteur et faucon blanc. » Enfin, reconnais la marque du faucon du Sultan[2] ! »  Shams nous enseigne qu’il vaut mieux dire comme le Prophète Muhammad : « huwa Allah ahad » que proférer des paroles comme celles de Mansûr Hallâj (Anâ al-haqq !) ou de Bayazid Bistâmi (Sobhânî). En chargeant le Prophète de nous le dire (début de la sourate 112, par qul (dis !), Dieu a montré tout à la fois Son affection pour l’Envoyé, et exalté Son Nom, car on ne peut Le connaître que par Sa huwiyya, Son ipséité, exprimée par le pronom à la troisième personne, huwa. Muhammad est supérieur à Hallâj et Bayazid. Il  veut rester un serviteur (‘abd) de Dieu, et ne se laisse pas aller à prononcer des paroles extatiques.

La ’ahadiya, unité absolue, est silencieuse, elle ne respire pas de façon que les hommes puissent en ressentir le souffle. Elle est pleine d’elle-même. Au degré de la ‘ahadiyya divine, rien n’est encore manifesté. Le respir divin ne viendra qu’avec la manifestation, par l’expansion du nafas al-rahmân.

Dieu ne dit donc pas : « Je suis Allâh, l’Un absolu, le Plein… » Il donne au Prophète l’ordre de parler de Lui à la troisième personne, huwa Allah.

Il ordonne à Muhammad de Le ‘’définir’’ de Le faire connaître, pour éviter que les gens ne décèlent une faiblesse dans la cohérence de la parole coranique. On ne peut parler de la ‘ahadiyya que comme on le fait de l’Ipséité divine (Huwiyya), c’est-à-dire à la troisième personne, Huwa, prononcé aussi Hû !

Il dit qul huwa Allah Ahad, huwa est le pronom de la troisième personne, Celui dont on parle, qui est absent (à notre perception par les sens), invisible, ghayb.

Pourquoi alors demande-t-Il à Muhammad de nous le dire? Parce que l’Envoyé est le nom correspondant au degré de la ‘ahadiyya. Seul lui peut nous en informer.

Avec Moïse, il y a combat contre le nafs de la tyrannie pharaonique, et pour l’affirmation du Dieu créateur. L’ordre temporel de la sourate 112, dans le temps des hommes, devait commencer par l’évocation de Moise. Mais elle suit l’ordre de l’Essence divine, ahadiyya, jusqu’à Moise. Si elle inclut Moise, c’est parce que la sourate a été révélée en réponse à une question d’un ou de plusieurs israélites qui ont demandé au Prophète : décris-nous ton Seigneur !

Avec Jésus, il y a combat avec la tentation de la divinisation de l’homme, ou de l’incarnation de Dieu en l’homme.

Avec Khâlid ibn Sinân, c’est le silence, le jeûne de la parole qu’observa  Marie sur ordre de Dieu. Dieu voulut que de ce prophète on ne garde que le nom. Il voulut qu’il soit la réalisation de la parole de Marie : « Si seulement j’étais oubliée complètement ». Khâlid se tut, ne prêcha pas. Il garda tout pour lui, en lui, pour expérimenter la capacité au silence, et la suffisance de Dieu (samadiya). Dieu est la plénitude. Il est le prophète de la plénitude.

Dieu n’a pas besoin des hommes. Il envoie des prophètes par Sa bonté. Dieu a marqué une pause dans la prophétie, entre la venue de Jésus et celle de Muhammad (salam aux deux). Khâlid est le prophète de ceux qui croient en Dieu, et qui cachent leur foi. Ce sont les croyants de la Fitra.

Il fit ‘’se taire’’ Khâlid pour que les hommes gardent leur souffle dans l’attente de la venue du sceau des prophètes, et réserver un accueil plus fort et plus soutenu à Muhammad. Car le Sceau a besoin de la force totale des croyants, de tous les croyants. En même temps qu’ils gardent leur souffle, pour s’initier au sens de la ’ahadiyya qui sera bientôt révélé au Prophète de l’islam.

C’est l’islam qui a accompli le monothéisme dans son intégralité. Les prophètes antérieurs ont appelé leurs peuples respectifs à ne rendre de culte qu’à un Dieu unique. Mais les communautés finissaient par retomber dans le polythéisme. Même le peuple de Moïse demande à ce dernier de leur confectionner un veau d’or’’. Le christianisme aura du mal à se faire une place au monde. Il sera contraint de coexister avec le paganisme romain.

Si Dieu avait voulu…

 

[1] Il existe en Algérie, au sud de la ville de Biskra, un village appelé Sidi Khâlid, où se trouve un tombeau connu pour être celui de ce prophète. Serait-il un prophète berbère ? Je ne saurais le dire.

[2] Page 341, (paragraphe 276, 8-13)

 

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA
13 octobre 2020 2 13 /10 /octobre /2020 20:52

A propos de la Futuwwa

Par Omar BENAISSA

 

“Il est parmi les croyants de vrais hommes qui avérèrent les termes de leurs actes avec Dieu, d’autres qui accomplissent leur vœu, d’autres qui attendent, mais sans le moindre gauchissement.” Coran, sourate 33, verset 23.

 

Considérée dans l’absolu, la futuwwa, en tant qu’état de perfection humaine, est un phénomène universellement reconnu. En Occident, La généalogie de la  morale de Nietzsche, en offre la meilleure illustration philosophique possible, en tant que comportement d’excellence ne puisant sa justification que dans la nature même de l’homme, et sans référence à quelque doctrine que ce soit. L’homme en tant qu’homme, en tant que dignité essentielle. Des hommes ont d’abord agi en bien parce que cela leur paraissait convenir à leur nature, à leur dignité. Ce sont ceux qui ont voulu les imiter (extérieurement), leur ressembler en apparence, prendre exemple sur eux, qui ont créé la morale. Pour les hommes accomplis, la morale n’existe pas. Il n’y a que le devoir.

C’est cette universalité qui explique aussi pourquoi dans son traité de Futuwwa,  Sulamî ne s’est pas attardé sur les  devoirs spécifiques de la religion musulmane, pour n’aborder que les actes qui font de l’homme qu’il mérite justement le nom d’homme. Abū ‘Abd al-Ramān al-Sulamī (325/937-412/1021) veut nous dire que si les qualités qu’il va définir n’existent pas en nous, la qualité de notre foi musulmane s’en ressentirait. Etre humain ne relève pas de la religion à laquelle on adhère, par habitude ou par volonté.

C’est d’ailleurs dans ce contexte aussi qu’il faudrait comprendre la parole du Prophète : « Les meilleurs d’entre vous avant l’islam sont les meilleurs d’entre vous dans l’islam ». L’islam n’est en fait qu’une reconnaissance de cette vérité. On nait musulman, on ne le devient pas.

 Il veut dire que ceux d’entre vous qui avaient déjà les bonnes qualités d’avant l’islam n’en seront que plus agrandis en les complétant avec l’adhésion de tout cœur à la nouvelle foi que fut l’islam. Ils étaient musulmans sans le savoir.

Le fatâ est l’homme qui agit par delà le bien et le mal, qui n’est motivé que par la nécessité du cœur et de l’intellect, qui agit tout simplement parce que ce n’est qu’ainsi que les choses doivent être faites.

Et là aussi, on peut penser que c’est l’intention qu’exprime le hadith selon lequel « Dieu fera triompher cette religion par des peuples dépourvus de morale ». On peut mal imaginer en effet que le Bien soit défendu par le mal. Il ne peut donc s’agir que des  gens dont les motivations se situent hors du champ de la morale et des conventions sociales connues, et qui agissent par un commandement supérieur auxquels ils obéissent en toute exclusivité. Ce sont des hommes au-dessus de la morale, dans le sens positif et bien évidemment pas des immoraux. Ils sont nés bons, dans la fitra, et n’ont pas besoin qu’on leur enseigne la morale.

Je ne veux pas apprendre la grammaire de Sibuyeh

Mais la grammaire de Dieu

Ni le droit d’abû Hanifa,

Mais le droit de Dieu… (Rûmi)

C’est ce qui explique aussi pourquoi les maitres soufis, qui sont généralement des poètes hautement inspirés, ont fait généralement des personnages anticonformistes et antisociaux les images de l’homme libre, du fatâ qui n’obéit qu’à la Loi de l’Amour.

Aime et fais ce que tu veux. Parce que l’amour fixe les limites de la volonté. Un amoureux ne peut vouloir que le bien.

Les je-m’enfoutistes, les maffieux, les robin-des-bois, les fauteurs de troubles, les tratguiya, et la3baz (à Alger), al-‘ayyarûn, al-runûd, al-shuttâr, al-awbâsh, al-fityân, antisociaux, anticonformistes, et autres marginaux, etc. Tous ceux qui en apparence, sont en infraction à l’égard de la norme sociale, ‘’font du mal’’ en agissant en fauteurs de troubles ou en prenant en dérision les « vérités » officielles. Ils agissent par-delà le bien et le mal, par nécessité. Comme Khezr avec Mûsâ (S). Il lui enseigne des aspects méconnus de la Loi.

Ils offrent de belles images pour le soufisme qui cherche à exprimer des réalités positives, par des allusions métaphoriques qui peuvent choquer au premier abord, autrement que par le langage de la morale.

Ainsi l’alcoolique, l’homme qui tombe dans l’ivresse au détriment de sa santé, devient un excellent exemple pour exprimer l’ivresse métaphorique prééternelle que provoque l’attaque de l’Amour.

Le Coran nous assure que l’ivresse du Paradis qui ‘’ne (leur) provoquera ni maux de tête ni étourdissement;’’ (56 : 19) comme le fait l’ivresse alcoolique de ce monde.

‘Umar Ibn al-Fâridh a dit :

J’ai été ivre avant que ne fut créée la vigne

(min qabli an yukhlaqa al-karamu)

Faire partie des croyants, c’est déjà beaucoup, mais parmi eux, il en est qui sont spéciaux, ce sont les Hommes qui tiennent ferme dans leur engagement et ne varient jamais, si ce n’est pour le mieux….

Ce sont les héros qui ont vaincu leur doute, une bonne fois pour toutes, qui n’ont cure de ce que peuvent penser les autres à leur endroit. Plaire seulement à leur Bien-aimé, et n’obéir qu’à Lui.

Ils représentent la catégorie la plus élevée des spirituels, des croyants. On les appelle les hommes du blâme. Ils se cachent justement derrière le voile de la normalité. Ils se comportent en hommes ordinaires. Ils se nourrissent et ils fréquentent les marchés, comme dit le Coran à propos du Prophète. On les prendrait pour n’importe parmi les gens ordinaires.

Au début de l’islam, on connaissait le fatâ. Ce mot désignait une réalité, une personne physique au comportement bien identifié, ayant les  qualités morales supérieures, exceptionnelles, au-dessus de la morale sociale moyenne. Le mot désigne donc une réalité psychologique incarnée en acte en chair et en os. Ce pourrait être le héro, ou le champion, même si les deux mots évoquent d’abord des qualités physiques de force, d’endurance, alors que le fatâ met aussi l‘accent plus sur les qualités humaines et morales.

Si ce mot s’applique donc à des personnes déterminées, on en savait le sens, la définition, et on ne pouvait l’attribuer qu’à ceux chez qui les qualités existent bel et bien, vérifiées par les actes et les faits d’armes, par exemple.

Le fatâ est donc un héros, pas un héros au combat seulement, mais un homme ayant un sens aigu de l’honneur, un esprit chevaleresque, une générosité, et un sens de l’humanité toujours éveillé. Ce qui fait le fatâ, c’est d’abord cette qualité intrinsèque. Peu importe qu’il sorte vainqueur du combat, l’essentiel est qu’il ne craigne pas de défendre son honneur ou l’honneur de celui dont il se porte comme protecteur, ou de se porter au secours de l’orphelin, du faible ou du voyageur. « Le modèle semi-légendaire en était, dans la vieille société arabe, le prince Hâtim al-Tâ’î, mais dans l’Islam, le grandissement progressif de la figure de ‘Ali a fait voir en lui le fatâ par excellence, ce qu’exprime le dicton ancien lâ fatâ illâ ‘Alî» (EI2, Futuwwa)

L’antériorité historique et ontologique du fatà sur le héros religieux, s’incarne dans une même personne, en l’occurrence celle du Prophète Ibrahim (Abraham), qui est appelé ainsi par ses propres compatriotes, qui avaient donc perçu en lui des qualités humaines exceptionnelles.

Dans la vie du Prophète de l’islam (S) également, nous savons qu’il appartenait à un pacte mecquois notoire appelé le hilf al-fuzûl, pacte des vertueux, dont les membres s’engageaient à défendre les faibles, les femmes et les étrangers de passage. Plus tard le Prophète dira que ce fut l’une des rares choses datant d’avant sa mission prophétique dont il sera toujours fier.

On voit ainsi que le fatà est un titre prestigieux qui se mérite par la bravoure et le renoncement à soi. Ce type de héros finit par rentrer dans la légende. Il fait partie des héros de la société, des parangons sociaux que l’on donne en exemple à la jeune, et dont on raconte les hauts faits de génération en génération dans l’espoir de les voir revivifiés, réincarnés par d’autres personnes issues de la même société. Toute société a besoin de héros, réels ou fabriqués.

Très tôt dans l’islam apparaissent les premiers héros, à la bataille de Badr où toutes les qualités  individuelles de chacun des combattants seront mises à l’épreuve dans ce combat décisif. Les héros sont alors Hamza et son neveu Ali, pour ne citer que les plus connus.

Mais le mot fatâ n'est pas  le seul, il est employé, comme le fait le Coran, à côté d'autres mots ayant la même signification comme rijâl qui figure dans le verset cité en début d'article, ou encore dans la sourate al-Nur, verset 37, rijalun lâ tulhîhim tijaratun wa lâ bay'un 'an dhikri Allah...

Pour Ibn Arabî, le pluriel rijâl désigne ici la virilité spirituelle, et pas seulement les individus de sexe masculin, et ce vocable inclut donc les femmes.

Les fityân (pluriel de fatâ) feront leur apparition tout au long de l’histoire de l’islam, marginaux, asociaux, connus ou ignorés, vivant dans des cités ou dans les campagnes.

Mais pendant la grande époque, ils seront tenus pour quantité négligeable, déconsidérés, incompris en tout cas non écoutés. Une sorte d’ingratitude sociologique. Lorsque la richesse matérielle devient manifeste, la richesse spirituelle se cache, se retire du monde. idhâ dhahara al-âlamu…quand le monde se manifeste, le savant se dissimule.

Quand se feront sentir clairement les signes de faiblesse, la société musulmane cherchera dans tous les recoins les derniers carrés de résistance de façon à se réarmer face aux nouveaux défis.

C’est la raison pour laquelle, ce sera un grand maitre spirituel au 13ème siècle (7ème siècle de l’hégire), Abû Hafs Sohrawardi, le célèbre auteur de ‘Awârif al-ma’ârif, qui sera à l’origine de l’initiative de redonner à la société le modèle de la grandeur individuelle pour réarmer psychologiquement la société musulmane fatiguée, épuisée par des siècles de conflits internes qui ont fini par lui faire perdre ses repères.

Une société sans héros est impossible ou bien, n’est pas une société au sens plein.

Quand le calife abbasside al-Nâsir li-Dîn Allah (570 – 620/1181 -1223) recourt à la revivification de la futuwwa, il a enfin compris que la situation était devenue bien plus grave que pouvait l’imaginait un siècle plutôt un homme comme Abû Hamid al-Ghazzâlî en son temps. Ce n’est plus un problème de revivification des bases du savoir ; le virus s’est muté en un autre, c’est désormais un problème d’âme. Il fallait formater la conscience musulmane pour lui réinsuffler l’âme authentiquement musulmane, celle du fichier racine de l’islam….

Le Ihyâ ‘ulûm al-Dîn n’a pas été suivi d’effet. On le jeta même au feu dans le lointain Maghreb.

En homme politique, Nâsir li-Dîn Allah, lui-même initié et convaincu de la force  du soufisme, va proposer une riposte politique, c'est-à-dire ordonner un réarmement spirituel de la société musulmane. Il déclenche un combat dans lequel vont s’engager des hommes de toute condition, de toutes origines, qui ne sont pas nécessairement des hommes de science, mais plutôt des hommes de bonne volonté, des hommes allant à l’essentiel, comme aux premiers temps de l’islam où les musulmans n’avaient ni armes, ni organisations sociales, ni philosophes, ni juristes, mais seulement la vision claire de la foi. Les règles n’étaient pas aussi compliquées et l’on passait facilement à l’action, la bonne action que le Coran appelle justement al-ma’rûf, tant elle est évidente.

Au Maghreb aussi, on a conscience du problème de la crise de la foi. Cela était facile à comprendre aux maghrébins : l’Orient  avait cessé de leur envoyer des idées neuves : c’est que quelque chose allait vraiment mal au sein de la société. Sous les Almoravides, la dernière production orientale, Ihyâ ulûm al-Dîn, avait été accueillie de façon mitigée. Il y en eut pour l’exalter, - Comme Ibn Qasî - mais il en eut pour le jeter aux flammes, comme les Almoravides.

On dit qu’Ibn Tûmart s’était rendu en Orient, et même qu’à Baghdad, il aurait rencontré al-Ghazzâlî (1111/505) et se serait entretenu avec lui. Ibn Tûmart aurait informé Ghazzâlî du sort qui a été réservé à son livre au Maghreb. Ghazzâli aurait été  attristé par cette information, et aurait  imploré Dieu  de mettre en pièces les Almoravides, comme ils ont mis en pièces son ouvrage. Ibn Tumart se serait porté candidat pour être l’homme par lequel cette prière sera exaucée. (Voir en appendice al-mannu bil-imâmat, d’Ibn Sahib al-Salât)

 La chronique nous fournit une indication concernant la position d’Ibn Tûmart à l’égard de  Ghazali, mais la rencontre pourrait très bien avoir été inventée. Si Ibn Tûmart s’est rendu en Orient, il aurait pu rencontrer un disciple de Ghazzali, car ce dernier était mort en 505 / 1111.

Ibn Tûmart réalise la gravité de la situation, et se convainc que désormais, les Maghrébins allaient devoir trouver eux-mêmes la solution.

Peut-être qu’enfin pour une fois le Maghreb viendra-t-il au secours de l’Orient. Plus tard, Ibn Arabî revendiquera cela en usant d’une métaphore nuptiale : la sagesse est occidentale par son premier mariage, et elle n’échoit aux orientaux qu’en secondes noces.

Les orientaux avaient dit tant de choses et leurs contraires, qu’ils avaient perdu le fil de  l’écheveau. Ibn Tûmart tente donc une première réforme. Mais si Ibn Tûmart entrevoit le problème,  son action aura seulement le mérite de déverrouiller les esprits, de déclencher les mécanismes, en un mot de lever les tabous. Oui, on a le droit de réfléchir, on a le devoir de réfléchir.

Il introduit la rationalité au fond du débat, mais il introduit surtout ce qui sera selon moi, le maître mot du débat qui résume la problématique : l’Unité. Al-Muwahiddûn. Cette expression ne doit pas être comprise seulement comme l’affirmation réitérée de l’unité divine qui est admise et comprise par tous les musulmans. Ibn Tûmart a en vue d’en tirer toutes les conséquences sociales et sans doute philosophiques. Dans son traité A’azzu mâ Yutlab, on rencontre un vocabulaire étonnamment nouveau : il emploie l’expression de wujûd motlaq qui sera employée aussi par Ibn Arabî.

Le rôle de révivificateur de la religion (Dîn),  Muhyi al-Dîn, et pas seulement muh’y ‘ulûm al-dîn, sera  dévolu à  Ibn Arabî, né aux débuts de la dynastie almohade, qui tel Zarathoustra, rapportera de son Andalousie natale la solution à son peuple, à tous les peuples. Ibn Arabî a conscience que cette  solution qu’il a trouvée, - ce remède miraculeux qui avait le pouvoir de soigner les maux les plus incurables-, était destiné d’abord à l’Orient au chevet duquel il  s’empresse de se rendre. Il fait ses adieux à sa chère terre maghrébine pour aller soigner d’abord l’orient qui ne projette plus ses lumières Le couchant au secours du levant.

Ibn ‘Arabî arrive en Orient et s’y installe au début du 13ème siècle. Le Calife abbasside lance sa « campagne » pour l’honneur des musulmans autour des années 1220. Entre temps, Ibn Arabî, homme de plume, mais aussi homme d’action, aura rencontré les plus grands esprits de son temps, et pris en charge la formation de centaines d’élèves.

              Il rencontre Abu Hafs Sohrawaradi, l’auteur du ‘Awârif al-ma’ârif, que l’on continue de publier en marge du ihya ulûm al-Dîn, en reconnaissance de la dette que le soufisme garde envers al-Ghazzâlî.

              Au Maghreb, en 1212, sonne déjà le glas des Almohades qui sont vaincus par la coalition chrétienne à la Navas de Tolosa… Après leur victoire à Tunis, contre les derniers Almoravides, en 1202, Les Almohades n’auront réunifié le Maghreb que pour dix ans.

              Pendant ce temps, au lointain, en Mongolie, Gengis Khân rassemble ses troupes….

              Une ère nouvelle commence dans l’histoire de l’islam : celle où les hommes du cœur, les maitres soufis vont enfin être écoutés. Nous étions entrés dans la troisième phase de l’épistémè musulmane : il y eut un temps où le verbe et le substantif savoir correspondaient essentiellement au savoir juridique, puis une autre étape nous fit pénétrer dans les arcanes du questionnement philosophique. La troisième phase était celle du retour au cœur du problème : en quoi consiste la foi ? Il y eut d’abord les fuqahâ, suivis des falâsifa. L’heure était aux mystiques.

              Est-ce à dire que les fuqaha étaient devenus inutiles ou que l’on n’avait plus besoin de philosophes ? Certes non. Mais le mal qui frappait la société était trop grave pour relever des décisions législatives ou parlementaires, comme on le voit aujourd’hui en Occident qui fait face à une crise spirituelle semblable. Seuls les mystiques ont qualité pour soigner cette sorte de mal : rendre son âme à une société qui l’a perdue.

Le calife abbasside a eu le mérite d’entrevoir cela, de réaliser que quelque chose devait être fait qui ne soit ni de nature philosophique, ni de nature juridique, quelque chose qui réchauffe les cœurs des croyants, qui leur insuffle la joie de vivre en se mettant au service de la cause divine, avec amour.

Il ordonne la restauration de la Futuwwa, mais à une échelle généralisée. Mais cela est aussi une décision juridique. Bonne décision qui témoigne de la sagesse du calife, mais quand le calife la prend, le mal était fait. Et c’était déjà trop tard, dirait celui qui ne voit qu’un seul aspect de la question : les mongols finiront par prendre Bagdad… Humiliation plus grande pour les musulmans que celle du 11 septembre pour les Américains. Un géant qui vient de se faire battre sur son propre sol !!!

Va-t-on penser que  tout est fini, que c’était vraiment trop tard ? C’est l’aspect apparent des choses. Chaque chose vient en son temps.

Le travail des groupes de qalandar, de akhis, de fityan, de soufis qui sillonnaient dans les deux sens Est-Ouest les territoires de l’Asie  mineure, allait s’avérer efficace.

Les forces bénéfiques de l’islam étaient, elles-aussi, inlassablement à l’œuvre. Résultat : ces mêmes vainqueurs finiront par se convertir en particulier grâce au travail d’un maitre qui fut le fils d’un disciple de Nadjm al-Dîn al-Kubrâ et qui s’appelle Ibrahim, fils de Seyf al-Dîn Bâkharzî. La parole a vaincu l’épée.

Le vainqueur est vaincu ? Non. Le Vainqueur a triomphé de son triomphalisme. « Lâ ghâliba illâ Allah ! ». Cette inscription qui remplit les murs de l’Alhambra de Cordoue, et qui clame que le seul vainqueur est toujours Allah !

L’étude moderne de la futuwwa par les orientalistes voyait à ses débuts dans la futuwwa, une sorte de chevalerie (Hammer-Purgstall). C’est normal : on  définit ce que l’on ne connaît pas par rapport à ce que l’on connaît ; mais cela prête à sourire, car aujourd’hui, on dirait plutôt que c’est la chevalerie qui est une sorte de futuwwa, comme nous allons essayer de le montrer par la suite.

La société moderne le sait bien : tous les esprits grands ou petits le reconnaissent : la science occidentale est la plus avancée qui soit, y compris la science religieuse. Mais cette science-là ne peut rien faire pour l’Occident. La technologie règle beaucoup de problèmes, les antibiotiques modernes viennent à bout de tant de maladies qui terrassaient les générations précédentes, mais la maladie de la foi n’a jamais eu qu’un seul remède et ce remède parfait ne demande aucune sophistication nouvelle. Ce qui fait défaut, c’est le médecin de l’âme qui le prescrirait.

Nous n’avons pas la recette des prophètes, ou plutôt on ne veut même pas essayer de retrouver la recette des prophètes, et d’inverser la tendance. Comment cette recette « prend », au bout de quelques années, et comment on l’« oublie » au terme de quelques autre siècles. C’est un sujet qui a interpelé le penseur algérien Malek Bennabi.

En ce moment, vous le savez sans doute, même les occidentaux sont à la  recherche de la simplicité, de ce qui permettrait de sortir du malaise actuel, et de retrouver l’équilibre et la joie naturelle dans la société. Ils sentent aussi que quelque chose de grave est en train de faire perdre les repères aux gens, sans avoir de remède à proposer, à tester.

C’est dire que tout le monde, toutes religions confondues, ont besoin de la futuwwa. Et je pense que c’est là que la futuwwa constitue un retour à la muruwwa, à « l’hommerie », comme disait Montaigne en vieux français, et qui sûrement traduisait le mot de rajla (rujûla), comme nous disons au Maghreb. Avant de se réclamer de telle ou telle enseigne religieuse, apprenons d’abord les bases de ce que c’est qu’être un homme.

Je vous donne ici un exemple de la façon dont un maitre spirituel de la Kabylie a enseigné cette modeste vie, cette vie normale qui doit être celle du fatâ.

Vous connaissez sans doute cette habitude parmi les murids qui croient en l’Invisible, al-ghayb, (c’est cela le soufisme, et c’est cela qui définit d’abord le mu’min), on trouve une certaine naïveté dans l’exaltation de leur maître. Il est le qotb de notre temps, il est  le plus grand maître, etc.

Cette tendance transcendantale (tanzihiyya), est  équilibrée par la tendance immanente (tashbihiyya) de ceux qui pour parler de leur maitre affirment simplement : c’est lui qui m’a appris à prêter attention à l’éducation de mes enfants, à les écouter, c’est lui qui  m’a appris à rétablir la paix dans ma famille, etc.

Un homme qui se disait poète se rendit auprès du Shaykh Mohand oul’Hossin (mort en 1905) pour lui réciter quelques-unes de ses compositions.

Il lui dit :

Où sont les awliya ?

Ils sont établis dans les montagnes

C’est du regard qu’ils inspectent la terre

Sans jamais la fouler du pied…

Le Shaykh Mohand lui dit :

Non, ne dis pas ça. Dis plutôt :

Où sont les awliya ?

Ils sont dans les cités, dans l’effort!

Ils combattent pour les familles

Et dépensent  pour les pauvres

Les amis et les proches

Ils sont mieux que les pèlerins…

La Voie ne consiste pas dans l’affirmation de principes métaphysiques, mais elle est une voie d’apprentissage de la vie sociale, de l’utilité pour la société. Le maitre ne vous enseigne pas la doctrine de la wahdat al-wujûd, il vous apprend à devenir apte à « voir » la wahdat al-wujûd. On ne débat pas chez les maitres.

Lorsqu’on regarde la face perfection (kamâl) du saint, on a tendance à la première, tanzih.

Quand on regarde la face humaine, la face fatâ du Shaykh, on parle de la seconde, tashbih.

Dans les traités de futuwwa, l’accent est mis sur les qualités sociales de l’acte du fatâ : il ne tue pas, il ne chasse pas, il n’exerce pas la profession de boucher.

A la guerre, il est brave et valeureux, mais ne tue que pour la bonne cause. Il ne poursuit pas le combattant qui s’enfuit. Et lui-même ne s’enfuit jamais, cela compromettrait son exemplarité. L’imam Ali ne portait pas de cotte de maille sur son dos. On lui en demanda la raison : il répondit : « M’a-t-on jamais vu tourner le dos à l’ennemi ? »

C’est  surement à cause de cette dimension d’exemplarité que la futuwwa a été perçue par les musulmans comme ce qui méritait d’être institué pour assurer la défense de l’islam, de l’honneur de l’islam. Car ce sont les actes des croyants qui illustrent l’enseignement d’une religion donnée.

Nos imams savent très bien ce qu’il en coûterait à l’islam si leur comportement était entaché de lâcheté de corruption ; idhâ fasada al-‘âlimu fasada al-‘âlamu. Quand se corrompt l’homme de science, le monde entier se corrompt. Nous avons vu combien les actes de certains prêtres faibles ont récemment mis dans l’embarras une grande religion, sœur de la nôtre.

Etymologie du mot chevalerie

Le cheval est la plus belle conquête de l’homme, dit-on ; dompter un cheval serait le parfait exercice pour apprendre à se maitriser soi-même.

Parmi les pratiques sportives recommandées par la tradition prophétique : la natation, le tir à l’arc, et la pratique de l’équitation.

Je me demande quand même comment en Occident on a appelé chevalerie cet ordre de noblesse correspondant à la futuwwa. D’autant plus que le terme caballus en latin  qui aurait donné le mot cheval, désignait un mauvais cheval, et que le cheval de bonne race était appelé equus par les romains. On dit une statue équestre, un sport équestre. L’adjectif équestre est employé dès lors qu’il s’agit du cheval de bonne race. A contrario, on parle de viande chevaline.

On s’attendrait donc à ce que ce qui désigne la grandeur morale, aurait du s’appeler équiterie ou quelque chose de semblable.

Voyons donc pourquoi, à notre avis, chevalerie a prévalu ?

Le texte par lequel le calife abbasside  al-Nasir li-Dîn Allah a institué la futuwwa, au début du 13ème siècle, parlait de la remise au lauréat des « pantalons de la futuwwa » (si nous donnons au mot sarâwîl le sens qu’il a aujourd’hui dans l’arabe parlé). Nous ne savons pas s’il s’agit réellement d’un vêtement, ou de quelque chose qui le symbolisait, comme dans l’ordre de la jarretière.

Sarâwîl est le mot arabe pour désigner les pantalons (sarwâl au singulier). Le mot lui-même dérive du persan shalvâr, la lettre sin se substituant en arabe à la lettre shin du persan dans les mots arabes d’origine persane.et le V persan est prononcé comme un wâw arabe.

On a un autre exemple ou c’est le sin persan qui est remplacé par le shin arabe, comme le mot arabe que nous utilisons au Maghreb, shawârî, sorte de grande besace que l’on pose sur le dos des ânes, des mulets ou des chevaux et que l’on charge de façon équilibrée pour le transport des objets ou des marchandises. Or le mot persan pour ‘’monter à cheval’’ est savâr shodan, être monté sur un cheval. Le verbe savâr kardan tout seul signifie monter, au sens général. Pour ‘’monter dans une voiture’’, on dit aussi savâr shodan.

Savârî désigne donc la pratique de l’équitation.

Savâr, pluriel savârân, désigne le cavalier ou ceux qui sont sur une monture.

Tiz davam, Tiz davam, tâ be Savârân beresam (Rumî)

Je cours vite, je cours vite, afin de rattraper ceux qui sont sur des montures

Je me demande si le mot ‘’subir’’ en espagnol, ne dériverait pas de ce savâr persan.

En général, ce peut-être un cheval (ou une jument), mais il peut aussi s’agir d’un âne, d’un mulet, et je crois savoir que c’est le chameau, et plutôt la chamelle, qui est la monture par excellence aux yeux d’Ibn Arabî, toujours guidé par l’Imitation du Prophète (S). Et Rûmî pensait surement aussi aux camélidés, dans le vers précédent.

Je me demande alors si le mot chevalerie qui désigne bien une pratique faite de vertu, de courage et de service, ne s’est pas progressivement construit sur ces valeurs, sans aucun lien avec le cheval, comme on a tenté plus tard de le rattacher en Occident.

Le mot chevalerie aurait donc bien pu venir aux occidentaux par une transformation du mot shalvar, en persan ou sarwâl en arabe, qui désigne le pantalon. On est passé de shalvâr à cheval, par ressemblance de sonorité.

La  source la plus intéressante à ce sujet est celle du Futuvvatnâme (Livre de la futuwwa) écrit en persan en 689 hégire/ 1290,  par un auteur vivant en Anatolie et nommé Nâsiri, mort vers 1300 et auteur d’un mathnawi exposant la chevalerie spirituelle.

Nasiri écrit à une grande époque du soufisme que fut le 13ème siècle. C’est l’époque d’Ibn Arabî, de Shams Tabrizi et de Rûmî, pour ne citer que les noms les plus grands. Mais les disciples de ces derniers sont aussi des géants de la pensée spirituelle de l’islam.

L’Anatolie en particulier était connue pour être la terre des Abdalân-e Rum (abdâl, terme soufis désignant une catégorie de saints appelés les substituts ; abdâlân est le pluriel persan de abdâl qui lui-même est un pluriel en arabe de badal) ; Le mouvement des akhis était devenu très animé. Ibn Battouta qui visite l’Anatolie en 734 de l’hégire, les appelle les « akhiyat ul-fityân ». Un auteur Ottoman comme Ashiq Pasha-Zadé les appelle aussi «  akhiyan-e Rûm ».

Nâsiri définit la Futuwwa d’abord par les textes coraniques puis par les traditions prophétiques et par les paroles des grands saints de l’islam, comme Junayd, abu Bakr al-Warrâq, etc.

Ce qui définit le Fatâ est qu’il ne rend jamais le mal pour le mal. Il ne fait que le bien même à ceux qui lui font du mal. Il persiste dans cette attitude, même quand la provocation est récurrente, durable. Il n’a pas d’ennemis.  Les lecteurs d’Ibn Arabî reconnaitront ici l’étape où la ‘ayn thâbita (essence immuable, la personne telle qu’elle est connue par Dieu) renonce à l’être propre pour s’en remettre entièrement à l’Etre divin, dans la  station de servitude (‘ubudiyya) parfaite.

Parmi les personnes qui ne ‘’goûteront’’ jamais le sens de la futuwwa, Nâsiri mentionne les infidèles, les hypocrites, ce qui va de soi, mais aussi les hommes qui s’adonnent à la chasse ou au métier de boucher.

Il décrit de façon précise beaucoup de rites d’initiation à la Futuwwa, en en décrivant les « mythes «  qui en sont à l’origine de chacun.

Ce qui est intéressant pour nous ici, c’est qu’il donne une explication à l’origine de l’usage du « pantalon » comme insigne de la Futuwwa que nous ne trouvons pas dans les ouvrages relatant l’institution de l’ordre par le calife abbasside.

Lorsque Nemrod voulut  jeter Abraham au milieu du brasier, il ordonna qu’on le dépouillât d’abord de sa robe. Dieu ordonna à Gabriel de le revêtir d’un pantalon apporté du Paradis, afin que le nom d’Abraham ne soit pas entaché par un mauvais traitement et que sa réputation demeure intacte.

Lorsqu’Adam a gouté au fruit de l’arbre défendu, il a eu la surprise de découvrir sa nudité. Pris de honte, il alla chercher le moyen de la dissimuler, mais toutes les plantes refusèrent de lui offrir leurs feuilles, y compris l’immense arbre du Paradis nommé Toba. 

Ses plaintes finissent par attendrir le figuier qui l’autorisa à arracher quatre feuilles qui laissèrent s’échapper à leur base des gouttes d’une sève laiteuse.

Les Houris recueillirent cette sève et en tissèrent un turban (dastarche) et des pantalons qui serviront plus tard à Abraham qui sera le premier à porter les pantalons de la Futuwwa , après avoir abattu les idoles de son peuple.

Dieu blâma le figuier d’avoir désobéi et enfreint la règle qui fut observée par tous les autres arbres. Le figuier reconnut sa faute. Il donna cependant la raison pour laquelle il a consenti à la demande d’Adam : il a rendu le bien pour un mal ; il est venu au secours du pécheur. Il a imité Dieu Lui-même dont la bonté n’a pas de limite.

Dieu fut très satisfait de cette excuse et ordonna que le bois de figuier ne servît jamais au feu, (l’interdiction est semble-t-il respectée en Kabylie où prolifèrent les figuiers).

Plus tard, le pantalon qui devait servir à Adam fut attribué à Abraham qui se comporta en Fatâ en abattant les idoles de son peuple. Et c’est depuis ce temps-là que les pantalons servirent d’insigne de la futuwwa. Le pantalon d’Abraham revint en héritage à l’Envoyé de Dieu qui le  transmit à l’Imam Ali. Ce dernier l’a transmis à Selman. Après ce dernier, le Pantalon est retourné au Paradis.

Le mot employé par Nâsiri est celui de sarwâl, ou sarvâl prononcé à la persane ou à la turque.

Mais il emploie aussi le mot persan shalvar, dans le titre du chapitre où il en traite. On sait que le mot sarwal vient du persan shalvâr et si Nâsiri emploie aussi la graphie arabe, sarwâl, cela doit s’expliquer par son souci d’observer le vocabulaire employé par ses prédécesseurs et notamment le calife abbasside.

Nâsiri distingue aussi deux types de futuwwa, qawlî et seyfî, c'est-à-dire celle de la (bonne) parole et celle de l’épée.

Celui qui possède les deux est supérieur. Le Prophète (AS) a dit : « Je suis le prophète de l’épée et de l’épopée (al-malhama)».

Et puis je rappellerai à ce propos la parole prophétique : « al-dâll ‘alà al-khayr ka-fâ’ilih », Celui qui indique le bien est semblable à celui qui le fait. La noblesse de robe vaut la noblesse d’épée.

Je me demande si par le fatâ qawli, on ne devrait pas comprendre les hommes qui ont combattu par la parole, en galvanisant le courage des combattants par de beaux vers par exemple. Par exemple, Hassân ibn Thâbit le poète de l’Envoyé de Dieu (saw) ou à notre époque Nizzâr Qabbânî, dernier  représentant de la poésie arabe. La plume vaut bien l’épée.

Je me demande aussi, si Zuhayr ibn abi Salma n’avait pas cela en vue quand il distinguait dans sa mu’allaqa deux dimensions du fatâ : celle de la bonne parole et celle du cœur, moteur des actions.

Lisân’ul fatâ nisfun wa nisfun fu’âduhu

Mais en son temps, le fatâ n’avait pas la même charge sémantique que celle qu’il recevra quelques dizaines d’années plus tard, avec la révélation coranique.

Dr Omar Benaïssa

Bibliographie :

EI2, (Encyclopédie de l’Islam, 2ème édition) Article Futuwwa

Ibn Sâhib al-Salât, al-mannu bil-imâmah,

Ibn Bibi, El-evamirulaliyye fil umûr al-‘alâ’iyye, édition de Necati Lugal et Adnan Sadik Erzi, Ankara, 1957

Taeschner, Franz, Der Anatolische Dichter Nâsirî (um 1300) und Sein Futuvvetnâme, Leipzig, 1944 comprenant le texte complet du Futuvvetnâme-ye Nâsirî, ainsi que des extraits d’un traité en rime mathnawi sur la voie de l’illumination, intitulé kitâb al-Ishrâq.

Sulami, Kitâb al-Futuwwah

 

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA - dans Soufisme
28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 16:02

 

Chapitre III

La Théologie

Fa‘lam annahu lâ ilâha illa Allah !

C'est une question qui ne se résout jamais, parce qu'il s'agit d'un faux problème. Cette étudiante devrait écrire aux oulémas sunnites d'al-Azhar pour leur soumettre la question, en tant qu'étudiante.

Tout le monde ou presque se la pose. Ce professeur qui s'en prend  à une étudiante devrait faire preuve de plus de modestie: il n'a pas inventé la poudre. Même sa grand'mère se posait la question. Il y a de quoi penser qu'il essaie de la taquiner.

Les meilleures solutions qui ont été proposées sont celles qui émanent de la spiritualité, pas des théologiens (mutakallimûn) qui croyaient défendre l’islam en adoptant un questionnement emprunté aux philosophes et aux Grecs. Il ne s’agit pas de juger Dieu, d’en supporter la transcendance (tanzîh) ou d'en condamner l’immanence (tashbîh), mais de L'aimer, de L’adorer, de Lui obéir. Allah n’est pas le dieu des chrétiens ni celui des Grecs, situé quelque part dans le mont Olympe ou incarné dans une personne. Subhanahu!

Ce n’est pas Dieu que l’on doit ''justifier'', mais c’est l’homme qui doit se purifier de la poussière qui l’empêche de voir, de connaitre Dieu. Cette poussière n’est autre que la nafs. Il s’agit de sauver nos âmes, pas de se disputer au sujet des raisons divines. Le mal est en nous, pas en Dieu. Comme dit Hafez le grand poète de Chirâz:

Jamâl e Yaar nadârad neqâb o parde vali

Ghobâr e rah beneshân tâ nazar tavâni kard

« La beauté de l’Ami n’a ni voile ni écran, mais

Secoue la poussière du chemin afin que tu puisses Voir.

‘’Savoir’’ pourquoi Dieu fait ceci ou cela (punit et récompense) n’arrange pas notre état. Et de toute façon, la problématique telle qu’elle est conçue et exposée par les théologiens demande des volumes et des volumes, des années d’étude au terme desquelles on s’aperçoit qu’on a perdu son temps.

Ce professeur, de quoi au juste? - doit savoir que ces questions ne sont pas si différentes que ça, de celles que se posent les philosophes au sujet de la liberté humaine, de la volonté, etc. et qui demeurent des apories.

Les réponses sont personnelles. Si Dieu sait qui est destiné au Paradis et qui ne l’est pas, nous ne le savons pas nous-mêmes. Donc nous sommes ‘’libres’’ d’agir pour essayer d’obtenir le Paradis. La preuve est que chacun de nous pense qu’il est libre de décider de faire telle chose  et non pas telle autre chose. La réponse consisterait alors dans la liberté empirique. La religion nous dit : faites ceci, évitez cela et vous serez récompensés par le Paradis. Donc dire que Dieu connait d’avance ceux qui seront au Paradis, et ceux qui n’y seront pas, signifie seulement que ceux qui y seront, sont ceux qui y auront œuvré. La parole de Dieu est une. Si Dieu ne nous le fait pas savoir par avance, en affichant d’avance une liste des gagnants et des perdants, c’est parce que ce monde-ci est un monde d’épreuves. Cela n’aurait pas de sens si à l’examen, quand on vous donne les problèmes à résoudre, on écrivait en même temps, les réponses au tableau! De même si Dieu apparaissait sous une forme quelconque, la vie n’aurait plus de sens, le mérite de croire n’aurait pas de sens, parce que, comme devant la police, personne ne se permettrait de commettre des péchés. Personne n’aurait de mérite à croire en Dieu, etc. La plupart des questions de la théologie sont de cet ordre. Il s’agit le plus souvent de questions destinées à semer le doute chez les faibles, qu’à susciter une quelconque science. Il s’agit plus de fausses énigmes, de jeux que de connaissance.

Que Dieu sache les destinées de toute la création, les univers aussi bien que les créatures vivantes, humains, anges et djinns, va de soi, parce que la science est une des perfections définitoires de Dieu. Il sait, mais cela ne nous empêche pas de chercher à mériter ce qu’Il considère lui-même comme la meilleure des destinées: le Paradis et Sa proximité.'' Pourquoi Dieu qui est omniscient et juste ne nous évite-t-Il pas de chuter et de mériter la punition ?". D’abord comment savez-vous qu’Il ne nous évite pas? Combien de fois n’avons-nous pas été sauvés d’un danger, en reconnaissant nous-mêmes que ce fut un ''acte de miséricorde de Dieu''... Imaginez ce que les hommes penseraient, si on leur disait que Dieu ne connait pas les destinées de chacun de nous!!!

C’est parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Dieu nous a délégué la fonction de Le représenter sur terre. Et si on se voit en tant qu’image de Dieu, nous comprendrons alors que nous pouvons savoir quelque chose et ne pas la divulguer. Parce que l’image est fidèle à Ce dont elle est l’image. Sinon, nous toucherons au dépôt divin, amânah.

La vie n’est pas faite pour le bonheur, mais pour la réalisation. La vie d’un croyant d’abord, car il en a conscience, mais aussi la vie d’un homme non pratiquant, qui n’a pas d’autre choix que de faire face aux épreuves qui pourraient lui faire du bien, en l’élevant. La vie est faite pour la recherche du bonheur dans l’au-delà ? Comme disait Solon’’ (Hérodote) : ‘’On ne peut se dire heureux avant de mourir.’’ Comme dit l’adage latin : Memento mori.

Le Dieu du Coran, n’est pas un sujet dont on parle à la troisième personne. Il est le sujet parlant. Le Coran est la Parole de Dieu, Sa Parole éternelle, ajoutent les théologiens, ou créée, pour les autres. Mais ces derniers n’ont justement pas vu que le ‘’Je’’ divin dans le Coran, se manifeste selon des degrés liés aux contextes. C’est certes une Parole de Dieu, mais c’est une Parole qui s’adresse à des êtres humains. Dieu parle donc une langue humaine, adaptée forcément aux catégories constitutives de la pensée humaine, de l’entendement humain. Dieu recourt aussi aux métaphores humaines, aux figures de style des langues terrestres. ‘’Interroge donc la ville’’ pour dire interroge les habitants de la ville…

Le ‘’anâ’’ – Moi ou Je–, est le sujet qui indique la nécessité, l’imparable, l’indéniable, l’impérieux. ‘’Nahnu’’, le ‘’’’ suffixe indiquant la première personne du pluriel est ambigu. On peut y voir le nous de majesté. On peut aussi l’interpréter comme une formule ‘’d’encouragement’’ de la part de Dieu, reconnaissant à Ses représentants sur terre ou dans les cieux (anges) une participation à Son action. Il peut donc se référer à un ‘’nous’’ d’ensemble, où Dieu garde bien entendu le premier rôle, mais où Il se réfère à une action qu’Il a voulu Lui-même collective, parce que le monde est régi, en vertu même de la décision divine, selon une hiérarchie qu’Il est le premier à respecter. Les anges agissent par obéissance certes, mais ils agissent pour Dieu, ils sont la main de Dieu, ils représentent Dieu. Selon qu’un ange ou un être humain est plus ou moins proche de la Présence divine, il sera plus ou moins en charge d’un pouvoir de représentation plus intense et plus large. Il existe cinq degrés de présence divine (al-hadharât al-khams).

Comme un maître d’école qui aide son élève à résoudre un problème arithmétique, et qui l’encourage en lui disant : ‘’Voyons ce que ce calcul va donner !’’, Dieu nous dit : ‘’li-na’lama[1]…’’ afin que Nous sachions, non pas qu’Il ignore quelque chose, subhânahu,  mais pour affirmer la responsabilité de l’homme qui demeure engagée, bien que Dieu sache tout par avance, car tout savoir est la condition sine qua non de Sa perfection.

La théologie est née juste après le fiqh, comme la dimension ‘’philosophique’’ de la religion. Savoir bien penser au sujet de Dieu, du Coran et de la création est aussi un devoir de la Loi musulmane. Les traités de jurisprudence rappellent souvent ce fait que si les applications sont importantes, les principes aussi doivent être vérifiés dans leur contenu. Curieusement, cette partie de la sharia qui devrait être mise en avant, car elle se rapporte aux principes même de la foi musulmane, a été reléguée au second plan, à cause de l’inflation du fiqh, qui a tant été sollicité, que quantitativement, il a fini par passer comme le seul domaine de la Sharia.

Pourtant, dans ce domaine, le taqlid[2] est interdit. On ne doit pas se contenter de ce que l’on entend. On doit en principe étudier suffisamment les autres  religions, et les autres systèmes d’idées, pour choisir en toute conscience et avec certitude sa religion.  

L’objet de la théologie est en principe de fournir les éléments premiers aux croyants afin de les aider à se persuader de l’excellence de la religion apportée par le Prophète (S). Elle exprime et formule les croyances justes au sujet de Dieu. On l’a jugée comme une simple apologétique destinée à démontrer la supériorité de la foi musulmane sur celles des non-musulmans, en particulier des Gens du Livre. S’il est vrai que tout savoir suscite forcément un sentiment de supériorité civilisationnelle, la théologie musulmane a eu d’abord pour souci de définir une orthodoxie pour les musulmans eux-mêmes. Les musulmans qui ne sont plus que des Arabes vont devoir entrer dans le débat, afin de ne pas être pris de court.

En effet, de même qu’il y a des versets à expliciter au sujet des prescriptions concernant les pratiques religieuses, de même, il existe des versets peut-être encore plus nombreux qui permettent de concevoir un système de pensée propre au Coran, en particulier dans les versets se rapportant à l’Essence divine (le mot essence n’y est pas employé) et à Ses attributs, à l’articulation des Noms divins, au mystère de la création, etc.

Les premiers théologiens seront mutazilites. Ce sont les tenants de l’argumentation, de la raison. Ils soutiennent la liberté humaine, le libre-arbitre. Un des leurs, pris de remords va faire défection pour créer une doctrine opposée, qui s’appellera l’ash‘arisme, du nom de ce transfuge, abû Musa al-Ash‘ari.

Les mutazilites sont combattus, et l’ash’arisme devient la doctrine officielle.

En fait le mu’tazilisme a ouvert une voie bien plus intéressante et plus fructueuse que ce qu’apporte l’asharisme. Ce dernier rassure le croyant ordinaire qui ne comprenait pas grand chose aux enjeux de la théologie. Il a l’impression que l’affirmation du libre arbitre est contraire à la suprématie divine. En remettant tout à Dieu, l’ash’arisme offre un gîte faussement rassurant, car les questions demeurent même si on feint de les ignorer, puisque de nombreux versets tiennent l’homme pour le responsable de ses actes et qu’il en devra rendre compte au Jour du Jugement.

Les mutazilites ont apporté l’effort intellectuel, alors que l’acharisme constitue une stagnation, un renoncement, une sorte de quiétisme qui… continue d’inquiéter.

Avec le temps, on découvre de plus en plus que l’influence mutazilite a fini par dominer dans la théologie musulmane. On a fini par lui donner raison sur beaucoup de points, une fois passée l’ambiance querelleuse, des premiers temps.

Le problème à l’origine de cette situation est une attitude qui collera toujours à beaucoup de penseurs de l’islam classique et moderne. C’est la tendance à soumettre toute position intellectuelle au jugement inquisitoire. On ne juge pas la pensée, mais le penseur. Et cela finit toujours par la condamnation de l’une ou l’autre des positions soutenues. Or il n’y a pas de doute que les deux positions étaient défendues par des penseurs qui sont des musulmans qui ne sont aucunement parjures.

Les errements des théologiens ont conduit à ajouter des dogmes à la foi, comme le devoir de professer ‘’l’éternité du Coran’’. Outre que cela contredit le principe qu’il n’y a pas lieu de contraindre en matière de religion, on sait que ce genre de formulation a été rendu possible par les pouvoirs politiques. Un musulman ordinaire ne comprendrait même pas ce que signifie l’expression ‘’Le Coran est créé’’ ou son opposé, ‘’Le Coran est incréé’’. Les théologiens ont outrepassé leurs prérogatives.

Depuis quelques années, force a été de reconnaître l’apport considérable du mu’tazilisme qui a surtout posé les bonnes questions et proposé des réponses dont l’intuition est fondamentale, comme l’idée des essences immuables (al-a’yân al-thâbita) qui fondent le système de pensée apporté par Ibn Arabî.

Les mutazilites n’ont pas eu en vue de fixer une limite à Dieu, mais au contraire de formuler explicitement la liberté que Dieu a donné aux hommes et qui les y engage, comme en attestent de nombreux versets coraniques, et la pratique même du Prophète (S). Il y a autant de mérite à affirmer le libre-arbitre des hommes qu’à défendre la Toute-puissance de Dieu. Comme pour un musulman ordinaire, la seconde est évidente, le mérite réel est de rappeler aux hommes qu’ils auront à répondre de leurs actes parce qu’ils en sont responsables.

Pour résumer les deux positions irréductibles, on peut les formuler ainsi, par deux équations, au regard de leurs positions respectives au sujet de Dieu.

Le grand débat qui a fait couler beaucoup d’encre, est celui de la liberté, de la responsabilité de l’homme face à la toute-puissance divine, celui de la corporéité de Dieu, des versets qui semblent suggérer l’anthropomorphisme en Dieu.

Mutazilisme = Transcendance, et Ash’arisme = Immanence.

Or cette irréductibilité demeurera toujours, car elle concerne un Être qui est connaissable simultanément par les deux voies. Jamais une des positions ne l’emportera, si on n’affirme pas aussi son contraire. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi.

Le soufisme saura apporter les bonnes réponses aux croyants, bien mieux que ne l’ont fait les théologiens (mutakallimûn). Ces derniers ont été plutôt assimilés aux philosophes, alors que les soufis représentent la voie de la sainteté, de la proximité à Dieu. Le soufisme enseigne un Dieu personnel, alors que les philosophes discutent d’un Dieu abstrait.

C’est Ibn Arabî qui va surmonter l’aporie transcendance - immanence, et mettra un terme au débat. Tous les auteurs postérieurs qui continueront à pratiquer la théologie ‘’à l’ancienne’’ ne seront pas des lecteurs d’Ibn Arabî. Tous ceux qui l’ont lu prendront des précautions oratoires nécessaires et diront moins de méchancetés en direction de leurs adversaires, parce que les musulmans ont conscience que le problème était bel et bien lié à la nature même de Dieu qui se manifeste simultanément sous des formes contraires, paradoxales. Dieu est connu-inconnu, l’Apparent caché, le Premier et le Dernier, etc.

C’est par qu’ils ont été infectés par un ‘’virus’’ grec que les musulmans se sont écartés de la bonne voie. Les Grecs n’y sont pour rien bien sûr. Il ne fallait pas les suivre en tout. Le Dieu de l’islam n’est pas un Dieu situé quelque part, dans l’Olympe ou je ne sais dans quel éther. Il n’est pas un Dieu incarné non plus, ni encore un Dieu qui a pris congé du monde après avoir travaillé 6 jours d’affilée.

Le Dieu de l’islam est un Dieu qui crée en permanence, qui jamais ne sommeille ni ne dort, qui se trouve partout, qui est le témoin de tout. Il le crée d’un seul bloc en moins d’un clin d’œil. Il n’a pas seulement créé en 6 jours, Il le recrée à chaque instant en 6 jours. On sait que la journée n’est en réalité pas une mesure de temps absolu, mais l’impression temporelle que délivre le mouvement des planètes et des astres. L’univers est relié à son Créateur, comme une machine branchée à une source de courant électrique. Il cesserait d’exister net, si la relation créatrice s’arrêtait, c’est-à-dire si Dieu décidait de ‘’couper le courant’’.

Le Dieu de l’islam n’est pas le dieu des philosophes, comme disait Pascal, mais bien le Dieu d’Abraham.

Dans le Fusûs al-Hikam, Ibn Arabî, corrigeant un point de vue de Ghazâli, explique que certes, les philosophes peuvent démontrer logiquement l’existence d’une essence éternelle, mais...

‘’ Certes, on peut savoir qu’il y a une Essence principielle et éternelle, mais non que celle-ci est ‘’Dieu’’ tant que l’on ne connaît pas ce qui est soumis à la fonction divine, et qui est l’informateur à Son sujet[3].’’

Cela revient à dire que Si Dieu ne se manifeste pas par l’intermédiaire d’un envoyé de Sa part, Il ne sera jamais connu et reconnu comme tel.

C’est par conséquent la relation ‘’Dieu et sujet de Dieu’’ (ilâh et ma’lûh) qui établit et justifie la présence active de Dieu sur terre. Et c’est Dieu lui-même qui l’a voulu ainsi. Nous ne connaissons Dieu qu’en proportion de ce qu’Il a bien voulu nous faire connaître de Lui-même. Ce couple sera rendu plus aisément compréhensible dans les Noms divins qui supposent toujours une synonymie ou du moins une correspondance entre eux et les hommes, et les créatures. Ainsi la miséricorde divine n’aurait pas de sens s’il n’y avait en acte des êtres pour en bénéficier. C’est la présence de créatures qui donne un sens à la miséricorde. Et ainsi de suite…

De même la science divine implique l’existence d’objets de cette connaissance, qui sont innombrables puisque la science divine embrasse toute chose, sans exception.

Nous parlons le même langage que Dieu. Autrement dit, Dieu s’adresse aux hommes avec leur langue. Les mots ont la même signification, à cette différence souligne Ibn Arabî que la science de Dieu est éternelle et parfaite, alors que celle des hommes est donnée par Dieu et limitée.

Sans cette correspondance, la Loi divine aurait été impossible. Si on demandait constamment au Prophète : ‘’qu’a voulu dire Dieu par là ?’’, en feignant de penser que la langue divine signifierait peut-être autre chose.

Ce discours sur Dieu, comme on le voit serait évidemment impossible à tenir sans la révélation, sans le Coran et le Prophète. C’est pourquoi le Dieu de l’islam, celui qu’il nous est demandé d’adorer ne peut être que le Dieu d’Abraham, de Moïse, de Jésus ou de Muhammad…

La mystique a ainsi rappelé que ce n’est pas Dieu qu’il faut purifier, défendre ou glorifier par des déclarations solennelles ou apologétiques. C’est le regard de l’homme qu’il faut purifier pour le rendre apte à mieux voir, à mieux entretenir sa relation avec l’Absolu. Sans la purification du cœur, sans débarrasser cet organe subtil de tout ce qui obstrue la vision, l’homme n’accèdera pas à la connaissance vraie de Dieu.

Quand le Coran dit que Dieu a créé l’univers en 6 jours avant de s’installer sur le Trône, cela veut dire qu’Il a créé les 6 jours + 1, comme principe d’organisation de la création. Il a défini les emplacements et les rotations des sphères (galaxies, astres, planètes et astéroïdes, etc.) de façon à rendre perceptibles les 7 jours  par les humains et les êtres doués d’intelligence. ‘’ Il n’y a auprès de Dieu, ni matin ni soir…’’ rappelle une célèbre tradition. Les sept jours de la création existeront toujours, d’une existence réelle et active. Ils ont une durée beaucoup plus longue que les 7 jours qui régulent notre vie sur notre planète, et qui n’en sont que des images à notre échelle. Ces journées-images prennent des durées variables selon les endroits des planètes et des milliards de galaxies, car elles sont mesurées sur la base des mouvements des astres et des autres corps cosmiques. Les journées ne sont pas les mêmes d’une planète à une autre, par conséquent les semaines, les mois et les années sont aussi variables.

Il a été calculé qu’une vie de 70 ans sur cette terre, équivaut à 8 secondes solaires environ, en supposant possible la vie sur le soleil. Mais on peut porter l’équivalence avec une autre planète du système solaire.

En voulant défendre l’islam, les théologiens ont tout simplement oublié de faire connaitre le Dieu du Coran par rapport aux divinités et idoles des peuples antérieurs.

L’exposé notamment par Ibn Arabî, de l’enseignement des grands maitres de la mystique a contribué largement à sortir la théologie musulmane de son impasse des premiers temps. D’ailleurs après Ibn Arabî, la principale activité intellectuelle des musulmans a été et continue d’être de commenter le Fusûs al-Hikam. Et de nos jours la vision de celui que l’on a surnommé le plus grand maître, le shaykh al-akbar, domine largement le savoir théologique musulman. Ibn Arabî a été le consolateur de la société musulmane pendant tous ces siècles de décadence, de recul de cette société.

 

[1] Par exemple, sourate 34, Saba’, verset 21

[2] Le mot taqlîd signifie imitation. Cet exemple devrait suffire pour le comprendre. : Lorsqu’un médecin vous prescrit un médicament, vous le prenez en faisant confiance au savoir du médecin qui vous le prescrit sans vous donner toutes les raisons pour lesquelles il vous l’a prescrit. De même un faqih vous dit comment faire la prière ou comment jeuner le ramadan selon ce qu’il a appris, du moment que vous l’avez choisi comme référence. Le taqlid n’est permis que dans les ‘’applications’’ (furû’), mais pas dans les Principes de la religion, usûl al-Dîn. Dans ce dernier cas, un effort de compréhension personnel doit être accompli comme un devoir imposé à la religion à chacun. Comme on le voit, il y a des métiers qui existent pour dispenser les autres : il faut un médecin dans chaque quartier, comme il faut un boulanger, un boucher, un cordonnier, etc., mais on ne peut exercer le métier de ‘’diseur de la vérité au sujet de Dieu’’. Il faut aller soi-même chercher la vérité auprès de personnes réputées pour leur savoir, ou dans la lecture de ces dernières. Mais nul ne peut le faire à notre place, comme d’apprendre le métier de boulanger du moment qu’il y en a un dans le voisinage.

[3] Le livre des chatons des sagesses, Traduction française du Fusûs al-Hikam, par Charles-André Gilis, tome premier (sur deux),  page 169, éditions El-Bouraq, Beyrouth, Liban,  1997/1418

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA - dans Débats
28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 15:01

 

La Révélation du Coran

Il y a une oumma, une communauté, une société musulmane. Entre les musulmans et les autres communautés, il y a les Gens du Livre, c’est-à-dire ceux qui ont reçu auparavant une écriture révélée, et qui sont les chrétiens et les israélites, les Sabéens et les zoroastriens selon certains savants musulmans. Il faut constater que les docteurs de la Loi musulmane ne font pas de distinctions entre les sectes chrétiennes et juives. Les gens du Livre peuvent être assimilés aux musulmans, si l’on prenait l’islam dans sa définition première exclusivement. C’est en effet le patriarche Abraham – la paix soit sur lui – qui, d’après le Coran, nous « a jadis nommés Ceux-qui-se-soumettent à Dieu » (XXII, 78). Comme l’enseigne le grand mystique andalou Ibn ‘Arabî (mort à Damas, en 1240), Adam est le père des hommes, et Abraham est le père des croyants.

Outre les Gens du Livre, le Coran distingue ceux qui croient en Dieu mais qui lui adjoignent d’autres divinités, ce sont les polythéistes et les idolâtres, al-mushrikûn, de ceux qui, hommes ou femmes, nient totalement jusqu’à l’existence de Dieu : ce sont les incrédules, les impies, les dénégateurs, al-kâfirûn.

Le ton parfois sévère du Coran à l’égard des chrétiens et des juifs est toujours accompagné d’un appel à revenir à la raison, à se remettre dans le Vrai. En tant que religion abrahamique, le Coran prône une religion ouverte. Il ne ferme jamais les portes. Il nourrit le débat, et ne désespère pas d’être écouté.

Mais il existe ici aussi un sens ésotérique du mot Oumma, qui désigne les croyants de toutes les religions qui ont réussi à transcender la forme particulière de la religion dans laquelle ils sont nés pour s’élever au sens primordial où tous les hommes et les femmes réalisent pleinement le sens de l’unité.

Le Coran se distingue des autres livres sacrés en ce qu’il est le seul à nous parvenir entièrement dans la langue même dans laquelle il a été révélé. À part cela, il se veut un Rappel, une récurrence des messages qui l’ont précédé. C’est pour cela que les musulmans acceptent le fond de vérité qu’il y a dans la Bible et les Évangiles, même s’ils leur reprochent de comporter des glissements de sens occasionnés par les traducteurs ou même des ajouts parfois manifestes, comme nous l’apprennent les savants même de l’Occident.. On ne s’étonnera donc pas de trouver les noms d’Abraham, de Moïse, de Jésus, et d’autres envoyés de Dieu, apparaître plus souvent que celui de Muhammad – que le salut de Dieu soit sur eux tous ! Mais ne l’oublions pas, la personne du Prophète est présente en tant qu’interlocuteur même du Coran. C’est sur lui que s’effectue la descente sacrée, le tanzîl. En tant que réceptacle du Coran, il en est le premier commentateur. Seul connaît parfaitement le Coran celui à qui il a été révélé.

Le Coran est le miracle du Prophète Muhammad, comme ressusciter les morts fut le miracle de Jésus, et triompher de Pharaon fut le miracle de Moïse. Les Arabes rendaient un culte à l’éloquence, comparable au culte des Grecs pour la beauté plastique. Les plus beaux poèmes des Arabes d’avant l’islam, étaient primés en recevant l’insigne honneur d’être suspendus sur les murs du Temple de la Kaaba, afin de les associer à la plus haute inspiration et de les faire connaître des pèlerins qui se rassemblaient chaque année à la Mecque au moment du Hajj qui fut institué par Abraham.

Or, le miracle du Coran c’était, aux yeux des Arabes, la beauté sublime de la langue dans laquelle il a été révélé. Beaucoup d’entre eux auraient embrassé l’islam à cause du caractère inimitable du verbe coranique qui d’ailleurs lance un défi à tous les poètes arabes pour « produire une sourate semblable », défi que beaucoup ont tenté, en vain, de relever. Bien sûr, ce miracle était d’abord destiné aux premiers auditeurs du Coran, à ceux qui avaient la capacité d’en comprendre la pureté de la langue et qui aussi n’auraient pas manqué de relever la moindre faute de style s’ils en avaient eu l’occasion. La langue parlée par les Arabes aujourd’hui est loin de rivaliser avec celle des contemporains du Prophète.

Plus tard, les savants musulmans vont étayer la défense du Coran avec des arguments qui ne seront plus seulement littéraires. Parce que la langue arabe était devenue une langue codifiée et policée, une langue des villes et des savants et des penseurs, envahie par un vocabulaire technique et les néologismes qu’il crée.

Il n’existe pas de commentaire canonique du Coran. Aux yeux des musulmans, la pratique exégétique reste ouverte et permise. Certains commentaires remontant aux premiers siècles de l’islam continuent de faire autorité en raison précisément de leur ancienneté qui les rapproche de la première période de l’islam.

Il en existe aujourd’hui des centaines qui ont été imprimés ou qui sont demeurés à l’état de manuscrits. Des centaines de commentaires sont mentionnés par les sources mais ont disparu.

Les confessions musulmanes (sunnites, chiites, kharijites) ont chacune produit des commentaires du Coran. De même, toutes les écoles de pensée (mu‘tazilite, ash‘arites, soufis, littéraires, etc.). Il existe aussi des commentaires du Coran envisagés sous l’angle de la grammaire et de la rhétorique.

Le Coran se situe dans la chaîne des révélations célestes. Il revendique sa place comme un achèvement de ce processus : en tant que tel, il inspire une philosophie et une phénoménologie de l’esprit religieux. Il parle de Dieu, il fournit les éléments qui Le font connaître aux hommes, ainsi que les moyens et voies de Sa manifestation dans le temps et l’espace des hommes : c’est une théologie. Il ordonne aux croyants de s’organiser selon des règles précises : c’est une sociologie, un droit et une économie. Enfin, il est perçu par cet organe subtil qu’est le cœur : il prône une voie mystique. En un mot, il propose un mode de vie nouveau complet.

Définition du monothéisme

L’unité divine est définie dans les versets concernant directement Dieu, dans ceux qui traitent de la prophétie, de la création des hommes et dans l’ordre de la nature, en tant que signes et arguments étayant l’existence de Dieu Un, comme la cause de tout ce qui est. Le mot tawhîd est un substantif issu d’un verbe signifiant le fait de ramener à l’Un (ahad, unité principielle et wâhid, unité multiple), de réunifier ce qui est multiple en apparence. Il résume à lui seul toute la doctrine de l’islam. 

L’unité de Dieu est une des questions les plus discutées dans la doctrine de l’islam. Facile à énoncer et à accepter par la raison, elle se révèle des plus difficiles à saisir, quand on l’aborde sous l’angle de la foi. Comment l’être contingent peut-il appréhender l’Etre nécessaire, comment le créé peut-il saisir l’Incréé, comment l’adventice peut-il comprendre l’Eternel et communiquer avec Lui ? Où se trouve le point de jonction entre ces deux entités ?

L’unité divine, n’est pas en contradiction avec la multiplicité des formes de Sa création, de l’univers dans son entièreté. Tout simplement parce que, disent les mystiques de l’islam, l’univers est le lieu de Sa manifestation. « Le monde est créé par Dieu », veut dire que le monde est l’image, la manifestation des Noms qui désignent tous une seule Essence, celle de Dieu.

La loi divine, la shari’a, donne des indications pour trouver son chemin et obtenir les réponses et les signes de cette communication possible entre Dieu et la créature.

Les croyants croient en l’unité divine et aux Prophètes, aux Livres révélés et aux anges ainsi qu’aux rétributions pour les bons (Paradis et délices) et châtiments pour les méchants (Enfer et tourments).

Le nom Allah apparaît tant de fois dans le Coran… Il n’est question que de Lui, parce que tout se ramène à Lui. C’est un Dieu vivant, agissant dans le monde, maître de Sa création et en assurant à chaque instant sa maitrise. Rien ne Lui échappe. En multipliant les occurrences de Son Nom, Dieu nous enseigne à mieux Le connaître : Il n’est pas le Dieu des philosophes, simple conclusion abstraite d’un syllogisme, dont on se contenterait de prouver l’existence… loin du monde. C’est un Dieu qui demande à être obéi, et devant qui on rendra des comptes.

La citation du Coran par versets ou même par bribes de verset, dans l’argumentation notamment, est d’un usage très fréquent dans la littérature musulmane. Le Coran lui-même fut révélé progressivement sur vingt-trois ans (de 610 à 632 de l’ère chrétienne), au fil des circonstances (asbâb al-nuzûl). On peut ainsi affirmer que le Coran fut révélé par thèmes.

On pourra voir dans la sourate 10, les versets de la beauté, de l’art, etc., et dans une autre sourate des versets évoquant l’industrie et les techniques (celles notamment enseignées au prophète David).

La sourate de la Lumière parle des occasions qu’ont eues les hommes de sortir des ténèbres… de la passion.

Pourtant, ses chapitres ou sourates ne se découpent pas selon des thèmes ou des sujets bien déterminés. Les titres des sourates sont souvent en relation avec l’un des thèmes dont elles traitent. Mais les versets ne suivent pas toujours l’ordre et la linéarité d’un récit ou d’un exposé didactique. Il faut du temps pour se familiariser avec la technique d’exposition du Coran qui alterne parfois tous les genres dans une même sourate.

Nous ne pouvons ici évoquer chacun des thèmes abordés par le Coran. Il faudrait y insérer l’intégralité du texte, dans un autre ordre qui ne serait plus celui de la révélation. Car l’ordre des versets coraniques est lui-même matière à méditation pour les spécialistes.

Rappelons que pour un musulman, le Coran « contient toute chose ». Il est la parole éternelle et incréée de Dieu. Le kitâb, le Livre, c’est le monde, l’univers,  et les pages en sont les jours, les heures et les minutes ou tout simplement les circonstances qui voient les changements des choses, ou encore, le renouvellement perpétuel de la  création (tajdîd al-khalq).

Le livre est ce qui contient, consigne, tout ce qui est. A tout instant, à chaque page, tout ce qui est dans le monde est dans le Livre, et inversement. Le Livre est Sa Parole. Et l’univers est la copie de Sa parole, Sa parole réalisée, manifestée…

A chaque instant, le monde est conforme au Coran.  « …dans le Livre, Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose.. » (Sourate VI, verset 38), “Mâ farratnâ fil kitâb min shay’in” …

On entrevoit ainsi la structure, la forme sphérique de l’écriture coranique… Il n’a pas la linéarité du récit humain que l’on a tenté dans certains livres sacrés, —sinon par segments— ni la structure en ‘‘édifice’’ du récit littéraire élaboré, de la fiction romanesque par exemple. ‘‘Mâ farratnâ fil-kitâb min shay’in’’ ne fait pas seulement référence au contenu du Coran, mais aussi à sa forme, qui est sphérique, qui contient par conséquent toutes les formes, car comme le cercle dans la géométrie plane, la sphère est la forme parfaite dans les volumes. Tout point sur la sphère est le bout d’un rayon par lequel on accède au cœur de la sphère. Les rayons sont nombreux, mais le cœur, le centre est unique, et immobile, invariable. C’est pourquoi le Coran a évité la linéarité, qui n’offrirait qu’une seule Voie aux croyants.

Chaque croyant peut suivre sa voie droite, son sirât al-moustaqîm, le rayon qui le rattache personnellement au Centre.

Tout ce qui se trouve sur la sphère est à égale distance du Centre. Car il est dit :

al-Rahmân ‘alâ al-‘arsh istawà…” (Sourate 20, verset 5), le Tout miséricordieux siège sur le Trône, (à égale distance de chacun de Ses sujets).

La rahmah est la bonté divine, en vertu de laquelle Dieu accepte et agrée la foi de chacune des créatures depuis la foi des grands saints de Dieu, jusqu’à « la foi du charbonnier », comme on dit en français.

L’homme ordinaire ne peut pas produire le Coran. Mais il peut l’imiter, en imitant celui dont le caractère était le Coran, le Prophète. Plus, il s’en rapprochera, plus sa parole sera semblable à celle du Coran. C’est ce qui explique que les grands esprits disent souvent les mêmes vérités.

Le Coran écrit par un homme ne serait que le livre de cet homme, car il serait dépourvu de la richesse de sens que peut garantir la parole de Dieu.

Dr Omar BENAISSA

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA - dans Débats
28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 14:57

Chapitre II

Le Coran, la première source de la sharia, qui sert de critère majeur

Le Coran est le livre contenant l’ensemble des paroles divines qui ont été révélées au Prophète de l’islam durant les 23 années de sa prédication à la Mecque puis à Médine. Le nom même de Coran lui a été donné par la révélation.

Il existe d’autres paroles divines que Dieu a adressées au Prophète mais qui ne font pas partie du Coran, et qui sont appelées traditions sacrosaintes (hadith qudsi) et qui ne sont pas insérées dans le texte du Coran.

Le Coran a été compilé après la mort du Prophète, sur la base des nombreuses copies plus ou moins complètes qui étaient en possession des premiers croyants. Et qui se complétaient les unes les autres. Le Coran se divise en sourates, au nombre de 114. Chacune des sourates se compose de versets qui varient en nombre. Les sourates sont classées par ordre de longueur, celles qui ont le plus de versets, de façon globale, sont placées au début.

Il existe plusieurs disciplines autour de l’étude du Coran, sur l’histoire de sa compilation, sur les lectures. Mais la science la plus célébrée est celle de l’exégèse du Coran, tafsîr, qui peut être fondée sur plusieurs dimensions du texte révélé. On s’intéresse à la grammaire du Coran, à sa langue, comme on s’intéresse à ses significations exotériques ou ésotériques (ta’wîl).

Enfin, pour notre propos, le Coran est la source principale de ce que l’on appelle la Sharia, c’est-à-dire la Loi que véhicule le Coran et qui est destinée à être suivie par les croyants qui souhaitent se rapprocher de Dieu. Les juristes ont dénombré un peu plus de 500 versets à contenu juridique direct.

Mais l’intérêt principal du Coran réside dans l’affirmation sans cesse rappelée et soulignée, du monothéisme, de l’unicité de Dieu, première loi de la Sharia, base et critère de toutes les autres. L’unité de Dieu, le tawhid, est au cœur de l’islam, de l’enseignement du Coran et du Prophète de l’islam. L’affirmation de l’unité du Dieu se situe au cœur de l’islam. La rejeter est un péché impardonnable, alors que tous les autres péchés conservent la possibilité d’une rémission.

Comment lire le Coran ? La réponse la plus sage aujourd’hui consisterait à dire : comme un livre ouvert. Au propre et au figuré. Au propre, car il y a malheureusement trop d’intervenants au sujet de l’islam qui n’ont jamais ouvert le Coran, ou qui tentent même le chemin inverse, comprendre le Coran à partir du vécu des musulmans. Cette lecture serait légitime à certains égards, comme technique d’interprétation. Mais elle ne saurait être intellectuellement honnête, que si elle est complétée par l’autre.

Au figuré, ce texte fondateur de l’Islam, a été révélé dans une langue spécifique, la langue arabe, à un peuple qui comprenait cette langue, les arabophones du Hijâz et de la péninsule arabique. Cela ne contredit pas l’universalité de son message. Jésus aussi parlait dans une langue qui était comprise par ses concitoyens, (araméen ?), mais son message ne s’adresse pas qu’à eux.

Une des conditions pour l’acquisition des sciences du Coran, ‘ulûm al-qur’ân, est donc une bonne connaissance de la langue arabe. L’arabe, comme toute langue, n’est pas une simple liste de mots qui auraient un sens unique définitif et figé. Elle est un corps vivant : elle possède ses formes d’expressions spécifiques et ses figures de styles. Le Coran recourt aux genres littéraires, principalement à l’exhortation et au récit, car en tant que message divin, il renseigne les hommes dans un but d’édification. Il recommande des actes et en interdit d’autres. Il recourt à l’argumentation, il promet, il met en garde, etc.

Lire le Coran aujourd’hui

Parlant de lui-même, le Coran dit : « … une noble lecture… que touchent seulement les purifiés. » (LVI, 77-79) Comment faut-il comprendre cette phrase ? S’agit-il d’une injonction ou bien d’un constat ? La différence est de taille. La deuxième interprétation serait presque le contraire de la première. L’injonction serait comprise ainsi : « Il faut vous purifier avant de toucher le Coran », alors que la deuxième signification serait : « Seuls ceux qui sont Purifiés, sont à même de toucher le Coran, c’est-à-dire que tous ceux qui touchent le Coran deviennent purs. » Autrement dit, s’agit-il d’une sommation rituelle ou d’un énoncé de principe ?

Cette antinomie a nécessité et justifié la distinction entre l’exotérique et l’ésotérique, le sens apparent et le sens caché. Dans le premier cas, le Coran est désigné comme un objet matériel. C’est le texte écrit ou imprimé sur un support quel qu’il soit. Le second cas nous met en revanche face à un sens du mot tout à fait autre. C’est un Coran en acte, un Coran âme et esprit du monde. Il s’agit du Coran, comme pouvoir actif d’interprétation et de signification du monde. Cela pourrait être le Prophète lui-même dont une célèbre parole dit que « son caractère était le Coran ». Seul un homme ayant atteint la pureté spirituelle du Coran peut en « toucher » le sens, par son esprit.

Pour surmonter la contradiction apparente entre les deux interprétations, la solution proposée est bien de les valider toutes les deux, en donnant bien entendu la préséance au sens obvie du texte, au sens qui vient spontanément à l’esprit du commun. Et de fait le musulman, ordinaire ou très cultivé, évitera de toucher une copie du Livre saint, sans avoir au préalable fait ses ablutions rituelles.

Mais ceci ne suffit pas à assumer pleinement le sens du verset – car comment expliquer alors que tant de musulmans ou de non-musulmans, ignorant cette injonction ou n’en tenant pas compte, touchent chaque jour des copies du Coran, sans s’être au préalable purifiés ? Force nous est alors d’admettre le second sens, de le privilégier même, tout en continuant à marquer son respect pour le Livre saint.

La question de la Loi (Shari’a)

Il existe deux sortes de lois divines :

Celles que nous recevons de Dieu en tant que commandements de notre conduite, et auxquelles nous nous soumettons de bonne grâce, et qui nous valent de mériter auprès de Dieu. Ces commandements s’adressent à tous les hommes y compris à ceux qui les rejettent, parce que la mission du Prophète concerne tous les êtres humains. Ils sont la Règle divine concernant les actes humains. Même si quelqu’un se dit mécréant ou athée, cela ne le dispense pas d’avoir à répondre de ses actes devant Dieu. La loi divine lui sera appliquée, car elle n’est pas spécifique aux seuls croyants.

Et celles qui se découvrent à nous par l’effort accompli par tous les hommes, croyants ou pas, visent à mieux connaitre la nature et l’univers.

Si les premières participent à l’édification de l’homme, à la réalisation de sa mission sur terre, les secondes nous révèlent partiellement l’ordre caché qui régit l’univers qui n’est chaotique que pour l’ignorant. Les premières mettent l’homme en harmonie avec l’univers et l’environnement.

Car l’homme est à l’origine un univers en miniature, un microcosme, alors que l’univers est un homme en grand, un macrocosme. Il y a une correspondance insécable entre les deux.

Dieu a donné à l’homme tout l’univers à coloniser.

Wa sakh-khara lakum mâ fi al-samawât wal-arz.. (Coran, )

Exemples de versets coraniques relatifs à la sharia

La racine sha,ra,‘, apparait à cinq reprises dans le Coran, une seule fois sous la forme sharî‘a, transcrite en sharia ou charia en français.

Une fois, au verset 48 de la sourate 5 al-mâ’ida :

[5:46] Hamidullah (voir aussi les versets précédents)

Et Nous avons envoyé après eux Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qu’il y avait dans la Thora avant lui. Et Nous lui avons donné l’Evangile, où il y a guidance et lumière, pour confirmer ce qu’il y avait dans la Thora avant lui, et une guidance et une exhortation pour les pieux.

[5:47] Hamidullah

Que les gens de l’Evangile jugent d’après ce qu’Allah y a fait descendre. Ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont les pervers.

[5:48] Hamidullah

Et sur toi (Muhammad) Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité, pour confirmer le Livre qui était là avant lui et pour prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, loin de la vérité qui t’est venue. A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous, une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez.

[5:49] Hamidullah

Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu'ils ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé. Et puis, s’ils refusent (le jugement révélé) sache qu’Allah veut les affliger [ici-bas] pour une partie de leurs péchés. Beaucoup de gens, certes, sont des pervers.

[5:50] Hamidullah

Est-ce donc le jugement du temps de l’Ignorance qu’ils cherchent? Qu’y a-t-il de meilleur qu’Allah, en matière de jugement pour des gens qui ont une foi ferme?

Une deuxième fois, au verset 163 de la sourate al-a’râf :

[7:163] Hamidullah

Et interroge-les au sujet de la cité qui donnait sur la mer, lorsqu’on y transgressait le Sabbat! Que leurs poissons venaient à eux faisant surface, au jour de leur Sabbat, et ne venaient pas à eux le jour où ce n'était pas Sabbat! Ainsi les éprouvions-Nous pour la perversité qu’ils commettaient

Une troisième fois au verset 13 de la sourate al-shûra :

[42:13] Hamidullah

Il vous a légiféré en matière de religion, ce qu'Il avait enjoint à Noé, ce que Nous t'avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus: «Etablissez la religion; et n'en faites pas un sujet de divisions». Ce à quoi tu appelles les associateurs leur paraît énorme Allah élit et rapproche de Lui qui Il veut et guide vers Lui celui qui se repent.

Une quatrième fois, au verset 21 de la sourate al-shura :

[42:21] Hamidullah

Ou bien auraient-ils des associés [à Allah] qui auraient établi pour eux des lois religieuses qu’Allah n’a jamais permises? Or, si l’arrêt décisif n’avait pas été prononcé, il aurait été tranché entre eux. Les injustes auront certes un châtiment douloureux.

Enfin, une cinquième fois au verset 18 de la sourate al-jâthiya :

[45:18] Hamidullah

Puis Nous t’avons mis sur la voie de l’Ordre [une religion claire et parfaite]. Suis-la donc et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas.

Voir aussi la racine qasas

Versets sur la racine fqh

L’intégrisme :

L’attitude qui consiste à exclure tout autre sens que le sens immédiat, c’est cela l’attitude intégriste. Ce n’est pas seulement une attitude religieuse, loin s’en faut. C’est une attitude humaine, trop humaine. Simple ignorance, elle s’appelle bigoterie ou foi du charbonnier. Mais quand elle aspire au pouvoir pour imposer sa règle, elle s’appelle intégrisme. L’intégrisme est une déformation de l’esprit, un mauvais pli de l’esprit qui se rencontre dans tous les systèmes de pensées, philosophiques ou religieux, politiques ou économiques. Il est suscité souvent par la peur ou la faiblesse des arguments, et par un déséquilibre dans la croyance.

Ce n’est donc pas pour avoir trop médité leurs livres saints que certains croyants deviennent intégristes. Bien au contraire, c’est parce qu’ils ne le lisent pas assez… L’intégrisme n’est pas dans le texte, mais dans l’esprit du mauvais lecteur.

La découverte et l’acquisition des différents sens du Coran demandent du temps, et aussi une adaptation de la psychologie de façon à la rendre conforme au savoir acquis. « Dieu n’impose à une âme que selon sa capacité… » (II, 286) Plus sa capacité sera étendue, plus Dieu lui imposera. Seuls ceux qui le méditent longtemps connaissent donc le Coran. « Mais seuls craignent Dieu, parmi Ses adorateurs, ceux qui connaissent. » (XXXV, 28). La connaissance de Dieu pousse à Sa crainte. Il s’agit ici pour le croyant de la crainte révérentielle mais aussi de la peur vis-à-vis d’un être Tout-puissant.

Plus on a de savoir et de foi, plus on se prémunit, comme traduit à raison Jacques Berque. Et inversement, moins on en sait, plus on ose…

Pour celui qui sait, il est évident que la foi ne relève pas de la contrainte.

« … Que croie celui qui veut, que dénie celui qui veut... » (XVIII, 29)

« Point de contrainte en matière de religion : droiture est désormais bien distincte d’insanité… » (II, 256)

Loi divine et liberté

Pour le Coran, la vraie liberté est celle que l’on expérimente en conséquence du choix que nous faisons de croire (de s’éloigner de la mécréance) ou de ne pas croire. C’est un acte permanent qui vise à se maintenir dans la « droiture » de l’axe divin. On n’est libre que dans la mesure où nous avons le discernement. Prendre Dieu au sérieux, telle pourrait se résumer la devise du croyant. Affirmer que l’on nait libre est un beau slogan dans le style romantique. Car il s’agit d’une déclaration de principe. Il reste encore à concrétiser cette liberté. C’est donc un programme pour une vie, une situation fragile, une conquête que l’on risque de perdre à tout instant. Cela demande toute la puissance de la foi.

‘’Rien n’est jamais acquis à l’homme…’’

On est libre de suivre n’importe quel chemin si l’on se moque de sa destination. Mais celui qui a un but clair, qui prend la parole de Dieu au sérieux, cherche le chemin le plus court qui y conduit.

Dieu est à égale distance des hommes. Et « Nous (Dieu) sommes plus proche de lui (l’homme) que sa veine jugulaire » (L, 16) Mais les hommes ne sont pas à égale distance de Dieu. Il en est qui s’éloignent, très loin même, mais qui ne sont jamais hors de Son regard et de Son emprise.

La religion, au sens de l’obéissance à Dieu, est choisie librement, sinon elle ne prend pas racine dans le cœur. Acte superficiel, elle s’expose à un rejet constant de la part du cœur qui n’y trouve pas sa sérénité. « Irions-nous vous les imposer contre votre volonté ? » (XI, 28)

Sans l’amour, sans l’adhésion du cœur, la Loi n’aurait pas de sens. «… Si vous aimez Dieu, suivez-moi pour que Dieu vous aime et vous pardonne vos péchés… » (III, 31). Autrement dit : « L’amour pour Dieu que vous avez dans votre cœur ne sera cohérent et méritoire que par l’obéissance active à la Loi que je vous apporte. » De ce point de vue, le Prophète est la Loi incarnée. Il est aussi la Voie qui conduit à Dieu. D’où la règle de l’imitation pratique du Prophète, et comme critère de la foi droite. Ici, transgresser la Loi religieuse a la même conséquence que transgresser une loi de la physique par exemple : si vous voulez tenter de défier la loi de la gravitation, vous retomberez comme un caillou. De même si vous ingérez un poison, vous risquez la mort.

Dieu a créé le monde par amour. Il S’y contemple, Il contemple les manifestations de Ses Noms. Il conseille à l’homme de faire l’effort de Le connaitre à travers Ses Noms et Attributs, de les imiter afin de s’en parer en réalisant leurs significations. Celui qui refuse d’assumer les Noms et qualités de Dieu, dira : ‘’Dieu seul peut tout, Dieu seul sait, moi-même je suis incapable, je ne détiens rien.’’ Il trouve ainsi prétexte à l’immobilité et au scepticisme en affirmant la transcendance et la toute-puissance divine. Certes, c’est Dieu qui en dernière analyse est le décideur et l’agissant en toute circonstance. Sa volonté ne saurait être contournée. Mais cette personne attribue à Dieu d’être la cause de son désistement de la mission que Dieu lui a confiée. Il prétend affirmer la transcendance de Dieu, mais il ne fait que dissimuler son refus de suivre le chemin de la perfection humaine. Car Dieu veut des êtres humains qui se réalisent, qui réalisent les meilleures performances dans la ‘’fuite vers Dieu.’’ C’st cela l’imitation qu’Il nous commande. Ses Noms sont là pour nous indiquer le chemin à suivre. Nous L’invoquons par eux. ‘’Acquérez les caractères de Dieu…’’, dit une célèbre tradition (takhallaqû bi-akhlâq Allah). On ne peut connaître l’Essence de Dieu, mais seulement Ses attributs et qualités.

La quête de la science est inscrite dans l’essence de l’homme, du fait même que la liberté s’obtient par la science sacrée, comme l’enseignent toutes les doctrines spirituelles.  

La liberté de l’homme découle de sa quête de la science. Chercher à savoir plus, c’est reconnaitre son ignorance. Or l’ignorance, l’ensemble des choses que nous ignorons, ne cesse pas de croitre au fur et à mesure que nous apprenons. Chaque fois que nous découvrons un secret de l’univers, ou de notre réalité intérieure, chaque fois que nous parvenons à une partie plate de la montagne, nous voyons poindre au-dessus de nous d’autres cimes qui nous appellent à relever le défi de la conquête.

C’est ce désir de savoir qui nous mobilise, qui est derrière le mouvement. En effet, nous ne vivons pas dans un ‘’paradis’’ où chacun recevrait directement chez lui le savoir, comme un service public, où les hommes n’auraient aucun défi à relever, pour s’affirmer par rapport à leur congénères. Nous vivons dans un univers d’émulation. Ce mouvement constitue notre manière d’exercer notre libre arbitre. Ainsi donc c’est parce que nous savons que nous ignorons des choses et qu’il y a des choses à découvrir que nous bougeons. L’ignorance savante est le moteur de l’histoire. Toute la science des hommes a consisté à sortir de l’ombre de l’ignorance un savoir resté longtemps en puissance.

Si nous savions tout de notre destinée, heure par heure, jour par jour, nous n’éprouverions aucune envie de faire quoi que ce soit. Puisque tout nous serait donné d’emblée. C’est là que paradoxalement, la liberté n’aurait aucun sens. Or fort heureusement, ce destin nous est caché ! Nous l’ignorons. C’est donc, grâce cette ignorance voulue par Dieu, qui nous sert de moteur, de motivation pour agir. Nous n’aurions pas cherché à savoir, si on savait déjà tout. Si nous savions par avance tout, le mouvement de l’âme et celui de l’esprit stopperaient net.

Chercher la science est donc une nécessité, pas seulement pour ce que cela procure comme joie, mais c’est un acte d’imitation de Dieu, le plus sublime qui soit. Au lieu de se contenter de ‘’Dieu sait tout, moi je ne sais rien’’ et rester les bras croisés. Lâ ‘ilma lanâ illâ mâ ‘allamtana.

On peut au contraire se rappeler chaque matin, que puisque Dieu sait tout, c’est alors chez Lui que je m’en vais quérir le savoir avec Sa bénédiction. Comme on L’implore pour ‘’le pain de ce jour’’, ‘’la santé de ce jour’’, demandons-Lui aussi le ‘’savoir de ce jour’’, qui est la nourriture de l’être.

C’est d’ailleurs pour nous aider à nous concentrer sur Sa quête, la quête de Son agrément, que Dieu ne nous révèle pas d’emblée notre destinée. Il nous priverait du bonheur immense que procure une découverte dans le monde sensible aussi bien que dans le domaine spirituel.

Le Coran dit de lui-même qu’il est ‘’un remède pour les hommes’’. Si les hommes veulent se soigner de leur angoisse existentielle, ils doivent s’engager sur la voie au terme de laquelle ils se libéreront de la charge qui alourdit leur pas. Suivre Dieu, Lui obéir, c’est s’alléger de sa propre inertie. Un dépendant à la boisson ou à la drogue qui fait l’effort de résister à la tentation de ses démons, se ‘’libère’’ de ses tendances mortelles. Se libérer, c’est apprendre à reconnaitre son statut de créature.

Certes la Loi divine doit s’exécuter. Mais quelle loi n’est pas de Dieu ? Dieu serait-il hors du monde, alors qu’« à Lui se soumettent tous les habitants du ciel et de la terre, bon gré mal gré, et qu’il sera fait d’eux à Lui retour » (III, 83) ? Pour un musulman, la loi de la gravitation est aussi une loi divine. Il n’y a pas conflit entre la nature et la culture, entre la science et la foi, l’intelligence et la révélation. Les lois de l’univers s’appliquent depuis la nuit des temps. Les hommes ne font que les ‘’découvrir’’ par leurs efforts de science. Que l’homme les connaisse ou les ignore, elles seront toujours là.

Il se dégage ainsi un autre sens du mot islam, envisagé comme la loi qui régit l’univers, loi à laquelle tout est soumis. Il y a une présence active de Dieu dans le monde. Il faut donc affirmer Sa suprématie, en dépit des apparences qui nous font penser parfois que Dieu est désobéi, que Sa volonté n’est pas faite. La création est répétée à chaque instant. Et chaque instant est le début de la création. C’est cela qu’implique la présence active de Dieu dans le monde. Son action nous est connue à travers ses plus beaux Noms. Et Dieu s’est prescrit l’amour, la miséricorde, al-Rahma.

L’ordre divin se révèle de deux manières. La première concerne l’univers : ce dernier obéit forcément à la volonté de Dieu. En ce sens, Dieu n’est jamais désobéi : l’univers est « musulman » car il est soumis à Dieu. Rien n’échappe à l’ordre divin, à Sa volonté. L’univers est parfait, car il émane de la volonté parfaite de Dieu. C’est l’imperfection inhérente à notre perspective qui nous le rend imparfait : ce que voit l’aigle planant dans le ciel est différent de ce que perçoit la grenouille coassant dans la vallée.

La soumission à Dieu de l’ensemble de l’univers est désignée par les docteurs, ulémas, par l’expression amr takwînî, c’est-à-dire le commandement divin en vertu duquel l’univers est soumis à Sa loi, du fait même que l’univers émane de Sa volonté créatrice : Dieu ne crée pas quelque chose qui pourrait échapper à Sa suprématie. Cette soumission concerne la création de façon générale.

La deuxième expression de l’ordre divin concerne les prescriptions religieuses que Dieu propose aux hommes qui croient en la mission prophétique, comme un moyen d’atteindre la perfection. « Vous avez en l’Envoyé de Dieu un beau parangon… » (XXXIII, 21). Pour connaître Dieu, il faut suivre les prophètes. Les hommes ont besoin de guides.

Cette seconde sorte d’ordre divin est désignée comme amr tashrî’î, commandement légiférant, et concerne les prescriptions religieuses énoncées par Dieu pour guider les créatures douées d’intelligence qui ont conscience que le respect des rites prescrits sont dans leur intérêt. Il s’agit ici de quelque chose auquel les hommes adhèrent en toute conscience ou rejettent en toute conscience.

Les prescriptions religieuses sont à entendre comme des prescriptions au sens médical, non comme des obligations abstraites. Il faut être convaincu de leur efficacité pour s’y conformer. Si vous voulez réaliser votre perfection, atteindre Dieu, alors faites telle et telle chose, évitez telle et telle autre, en toute liberté, de pleine adhésion de votre part. Comme s’il s’agissait de suivre à la lettre une ordonnance médicale. Ce qui est visé c’est d’imiter le Prophète. Ce n’est pas pour nous entraver, ou nous mettre dans la gêne, que Dieu nous prescrit Ses lois, c’est bien le contraire, c’est pour nous rapprocher de Lui.

Ces deux idées se résument ainsi : l’univers est un grand Coran, et le Coran est un univers en miniature, et les deux sont des paroles divines. Le Coran est l’image du monde, à chaque instant.

En tant qu’unité intégrante de l’univers, l’homme est soumis à la Loi divine, bon gré mal gré. En tant que croyant, il agit librement en optant pour l’observance des prescriptions religieuses. En tant qu’athée, il donne la preuve a contrario de ce qu’hors de Dieu, il n’y a qu’égarement.

 

 

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA
28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 14:45

Chapitre I

Aspects de la sharia

Introduction:

La sharia (transcrit aussi Charia, en français) est la Loi coranique, d’origine divine. Elle émane donc d’une source miraculeuse, mystérieuse, et s’exprime souvent d’une manière volontairement allusive, comme si elle attendait de notre part plusieurs interprétations possibles. Elle a été explicitée par le Prophète. Elle a encore besoin d’être éclairée par ce que l’on appelle les docteurs de la Loi, des savants qui ont acquis la compétence et parfois l’autorité pour soutenir un point de vue sur les règles d’application de cette Loi. Ces principes, définis par les hommes, sont distincts de la Sharia elle-même, et bien que s’appuyant sur cette dernière, ils ne sauront la supplanter. C’est pourquoi on dit que la Sharia est la Loi divine telle qu’elle est en Dieu, telle qu’elle formulée par Lui. Dès qu’elle est traduite, interprétée, elle perd son caractère absolu, et se relativise : aucun effort humain ne saurait épuiser toutes les possibilités d’interprétation de la parole divine. Les interprétations restent des points de vue dégagés par des hommes et n’engagent que ceux qui les énoncent et ceux qui y ajoutent foi. Ainsi il n’existe pas un seul jurisconsulte pour dire aux musulmans ce qu’ils doivent suivre dans les différents cas d’espèces légales. Est-ce à dire qu’il n’est rien d’immuable dans l’interprétation des principes coraniques ? Certes non, mais il suffit de dire que l’interprétation des hommes reste une interprétation des hommes, afin de permettre aux hommes de savoir que le point de vue qu’ils ont décidé de choisir ou de préférer n’est pas forcément le seul et unique, et n’est pas toujours complet. Et c’est ainsi qu’en choisissant librement, les hommes sont parvenus à une sorte de confirmation des principales règles du fiqh.

Il faut donc garder à l’esprit que c’est par erreur et mauvaise habitude que lorsqu’on parle de la sharia, qu’on soit amené à la confondre le plus souvent avec des principes qui ont été dégagés par des hommes, et qui traduisent donc un niveau de connaissance de ces derniers à des étapes particulières de leur histoire. Il serait plus juste de parler de fiqh, de compréhension et d’interprétation de la Loi divine plutôt que de celle-ci. Mais il arrive souvent qu’un sens métonymique l’emporte sur le sens originel, littéral.

Pour énoncer ces principes d’application, les hommes recourent à une méthode fondée sur ce que l’on appelle les sources du droit. Il s’agit du texte coranique qui est la source mère, suivi du texte de la tradition prophétique en tant qu’elle complète et explique la source coranique. Et enfin la raison ou l’intellect et toutes les voies permettant d’accéder à la certitude ou de s’en rapprocher.

Ces deux dernières sources peuvent se détailler ainsi : à la tradition prophétique, certains ajoutent la pratique des compagnons car ce sont ces derniers qui transmettent la Tradition, et à la raison, on ajoute le syllogisme, l’opinion publique des gens de Médine aux premiers temps de l’islam, etc.

Ces sources sont hiérarchisées, prioritaires les unes sur les autres, et parfois exclusives les unes des autres. Quand le Coran est clair sur un point, et qu’il tranche de façon compréhensible, on peut se passer de recourir à la tradition et à la raison. Et inversement si une tradition contredit le sens évident du Coran, on n’en tient pas compte, fut-elle rapportée par les hommes les plus crédibles de l’islam. Par exemple si une tradition affirmait que la prière (salât) est interdite, elle ne serait pas prise en compte parce que le texte coranique est clair à ce sujet. Plusieurs versets témoignent que la prière est indispensable parce que le Coran la demande à l’impératif pluriel et dans certains cas au singulier.

On peut comparer le fiqh aux textes d’application qui énoncent les détails d’une loi adoptée en assemblée parlementaire. Quand une loi permet quelque chose, ou quand elle l’interdit, des décrets suivent qui explicitent les conditions et les détails de son application.

La Sharia désigne donc la Loi telle qu’elle est dans la science divine. Cette Loi est révélée aux hommes par un Prophète, un Messager. Les hommes doivent cependant faire l’effort de la codifier pour la rendre applicable à eux-mêmes. C’est par métonymie que le résultat de cet effort est appelé Sharia. Le nom qui le désigne est celui de fiqh. On appelle faqih, le jurisconsulte, un homme ayant la compétence pour exprimer une opinion sur la Loi. Au pluriel, on parle de fuqahâ, en langue arabe qui est celle du Coran et celle du ‘’clergé’’ (uléma) de l’islam. Nous reviendrons plus loin sur ce que signifie cette compétence.

Les hommes ordinaires n’ayant jamais la capacité de se faire les traducteurs infaillibles de la Loi divine, les juristes ont besoin de préciser que leur savoir est relatif. Leur ‘’effort’’ (tel est le sens du mot ijtihâd) doit donc être repris à chaque génération, pour éviter aux hommes de tomber dans le piège de ceux qui suivent aveuglément des pratiques désuètes juste sous le prétexte que ‘’tels furent les agissements de nos anciens’’. Ce que des hommes ont fait, d’autres hommes peuvent le défaire, le modifier ou l’améliorer.

Le Coran emploie l’expression que la ‘’religion auprès de Dieu est l’obéissance, (l’islâm)’’, Elle signifie que la Loi (sharia) primordiale, permanente, en vigueur dans le monde, est celle de Dieu. Elle implique que l’acte de l’homme est jugé dans son essence même par rapport à cette Loi, et que la seule loi prise en compte auprès de Dieu est celle de … Dieu, de l’obéissance à Dieu.

Elle n’implique pas forcément que Dieu délègue aux hommes le droit de ‘’l’appliquer’’ (ce que demandent certains militants impatients ‘’d’appliquer l’islam’’ ou ‘’d’appliquer’’ la sharia.) Elle s’applique auprès de Dieu, que les hommes en soient conscients ou non, qu’ils le veuillent ou non. C’est la religion auprès de Dieu et il n’y a pas de contrainte en matière de religion ou à l’intérieur de la religion.

Les hommes ont cependant le devoir (s’ils y croient) de chercher à la connaître pour se l’appliquer à eux-mêmes. Savoir comment faire la prière, comment jeuner le mois de Ramadan, comment se marier, divorcer, comment élever ses enfants, accomplir le pèlerinage à la Mecque,…

Quant à soulever les gens pour réclamer ‘’l’application’’ de l’islam aux autres domaines, pour imposer l’islam, et le respect des lois divines, cela ne dissimule que des ambitions politiques, et une bonne part d’errements. C’est une attitude qui se fonde sur un principe faux : ‘’les musulmans connaissent le remède aux maux de leur société, il n’y a plus qu’à l’appliquer’’. Cela est faux.

Nous avons vu ces dernières années à quelle folie meurtrière ont donné lieu les tentatives ‘’d’application’’ de la sharia, menées par des ignorants qui n’ont de musulmans que la barbe et le turban.

Est-ce à dire que la sharia doit être abandonnée ? Pas du tout. Elle doit être vivifiée par les croyants eux-mêmes. Ces derniers pourraient faire reconnaître leur droit à la respecter par la voie légale, et à faire voter des lois générales en ce sens, par la voie démocratique.

Comme la définition pratique de la sharia diffère d’un pays à l’autre, d’une école juridique à l’autre, cette loi devra être ouverte, de façon à reconnaitre la liberté pour un musulman de recourir au mazhab qu’il souhaite pour être jugé ou pour obtenir réparation, en tant que mis en cause ou en tant que plaignant.

Seul un Prophète vivant, ou son représentant vivant ou un homme désigné par le Prophète peut être autorisé à mettre en pratique l’islam au niveau social, c’est-à-dire à en faire une loi en vigueur dans un pays ou un ensemble de pays donnés.

Il existe une tradition selon laquelle : « Seul connaît le Coran celui à qui il s’est adressé », c’est-à-dire le Prophète (s).

Si l’islam a survécu à tant de coups qu’il s’est infligé ou que les puissances rivales (occidentales ou orientales) lui ont infligé, c’est bien parce que sa Loi a survécu dans les cœurs individuels, dans la foi patiente des croyants aux yeux de qui Dieu triomphe à chaque instant même quand nous ne le constations pas avec nos yeux. La Loi divine s’applique à chaque instant avec ou sans le soutien d’un ‘’état islamique’’. Dieu est toujours victorieux, quelque soit le jugement des hommes, quelque soit le choix des hommes. Ghâlibun ‘alâ amrihi…

Le djihâd est recommandé quand  une communauté musulmane cherche à se défendre contre une agression étrangère. Il s’agit de quelque chose qui est universellement admis. Mais personne n’a le droit d’imposer – par la violence – l’islam ou sa propre interprétation de l’islam, ni aux musulmans ni aux non-musulmans.

Cela n’empêche pas les musulmans de s’organiser et de défendre leur cause par la voie pacifique, et par tout moyen légal. Dans les pays où ils sont majoritaires, ils peuvent même atteindre leur objectif par la voie démocratique. Mais aucune violence pouvant entrainer la mort de croyants ou de non-croyants ne peut être admise par la Loi divine.

Le croyant véritable sait très bien que s’il commet sciemment un crime ou un délit ou une quelconque infraction, comme un larcin ou quoi que ce soit de contraire à l’esprit du Coran, il devra en répondre individuellement devant Dieu.

Sa punition est  créée par ses propres actes.

La main du voleur est coupée au point de vue de la Loi de Dieu, même si aucune loi humaine ne permet de le faire, même si le voleur n’a jamais été appréhendé de son vivant. C’est cela que signifie ‘’la religion auprès de Dieu est l’islam’’ (Coran,).

L’univers entier est déjà ‘’musulman’’ (muslim), c’est-à-dire soumis à la règle divine.

C’est que La Loi divine est l’ensemble des lois qui déterminent la destinée de l’individu dans ce monde et dans l’autre. C’est d’ailleurs pour cette raison que la loi est divine (hukm Allah), parce que les hommes auront à répondre individuellement devant (la justice de) Dieu.

Ainsi lorsque Dieu nous donne l’information que la main du voleur doit être coupée, il s’agit d’une information légale inscrite dans la Loi. Même si le voleur échappe à la justice des hommes, dans ce monde. Ce qui importe le plus est que le voleur sache que sa main est coupée auprès de Dieu, à moins qu’il ait accompli aussi d’autres bonnes actions qui lui vaudront le pardon de Dieu.

Malgré des siècles de gouvernement faible ou d’absence de gouvernement, les musulmans ont toujours continué à faire la prière, à jeûner, à accomplir le pèlerinage à la Mecque, à s’abstenir de consommer des boissons enivrantes, de voler, de tricher, etc. tout en sachant parfois qu’ils peuvent agir impunément dans ce monde, échapper à la loi des hommes.

Toutes les prescriptions relatives aux pratiques individuelles, comme la prière, le jeun, le pèlerinage sont effectuées par les musulmans. Quant aux prescriptions relatives aux liens et aux rapports sociaux, (le commerce, les relations familiales, la justice, etc.), elles trouvent leur solution chaque fois que possible, quand les gouvernants les permettent. Sinon des arrangements privés interviennent entre les parties en litige.

Loi divine et loi humaine, législateur céleste et législateur partisan

L’universalité de la Loi divine nous est donc communiquée à travers la Sharia, qui ne fait pas que dicter les règles de comportements normatives du croyant. Elle régit aussi bien les univers qui nous environnent, et que nous commençons à peine à explorer.

Plus les hommes se connaitront, plus ils seront aptes à connaître l’univers.

Toutes les lois dégagées par les disciplines scientifiques sont des lois qui n’ont pas été inventées par les hommes mais seulement découvertes par eux,  découvertes à eux parfois, par hasard, par intuition, même par des ‘’idées préconçues’’, et le plus souvent par expérimentation ou théorisation. La plupart du temps, les hommes se fondent sur certaines remarques pertinentes pour échafauder des théories scientifiques, en gardant à l’esprit que ces théories ou postulats fonctionnent tant que rien ne vient les contredire, et qu’elles apportent satisfaction. Elles doivent encore être confirmées par des années de vérification pour être admises comme des lois définitives, et être reçues comme une loi de l’univers.

Toutes ces lois existent déjà, depuis les origines. Les hommes ne font que prendre conscience de leur existence. Ils les découvrent, comme on découvre un site archéologique dans une jungle ou dans le désert.

La part de savoir humain est infime par rapport à la part encore demeurée méconnue. Le champ de notre ignorance est beaucoup plus vaste que celui de notre science.

L’ignorance de l’ignorant consiste à ne pas savoir. L’ignorance du savant consiste à savoir  qu’il ne sait pas, à identifier ce qu’il doit chercher à éclaircir, à découvrir, à se poser les bonnes questions.

Cette ignorance des savants est celle des hommes qui travaillent à lutter contre l’ignorance, contre l’obscurantisme.

C’est l’ignorance du mujtahid au sens vrai et large du terme. L’ignorance est dans ce cas le résultat du savoir. Quand on a avancé énormément dans le savoir, on  déterre beaucoup de points obscurs qui appellent à davantage de recherche ; l’ignorance est un défi permanent à relever, un aiguillon pour la science. Plus on en apprend, plus on mesure encore notre ignorance. Malgré l’immensité des découvertes effectuées par les savants de l’humanité depuis les origines, il reste que le domaine de notre ignorance demeure infiniment plus vaste que celui de nos connaissances. Notre savoir sert aussi à mesurer notre ignorance.

Dans le cas du fiqh, il est important de saisir que notre savoir est un savoir provisoire, quelque chose qui doit sans cesse être revérifié, afin de pouvoir poser une autre brique de l’édifice de la science. C’est d’ailleurs ce principe qui rend obligatoire la pratique continue de l’ijtihâd.

N’étant par définition qu’une opinion, le savoir doit être revérifié à chaque génération. C’est ce qui rend la permanence de l’ijtihâd, qui a aussi pour fonction de répondre aux questions qui apparaissent pour la première fois (les mustajiddât), comme par exemple le statut des astronautes appelés à passe de longs séjours dans l’espace.

Toute ineptie dans la science, toute mésinterprétation, toute erreur doivent être imputées au faqih, pas à la Sharia, parce que cette Sharia est parfaite, et qu’elle est la vérité révélée dont émanent toutes les autres vérités. Elle est justement ce qui est recherché et dont on se rapproche asymptotiquement. La Sharia est déjà la Loi qui régit la création et les univers. C’est parce que cette Loi nous est inconnue que nous devons faire l’effort d’en comprendre les mécanismes par étapes successives.

Exactement comme le font les savants dans les autres disciplines du savoir humain. Car la machine créée par Dieu fonctionne à la perfection. Elle est réglée pour fonctionner à la perfection...

Tout ce que nous découvrons existait déjà à notre insu, mais grâce à l’effort scientifique il fait partie de l’acquis du savoir humain. Evidemment la part d’ignorance sera toujours plus grande que la part de savoir en nous. Il s’agit d’une conscientisation des faits. Peut-être était-ce cela que voulait dire Platon quand il disait que le savoir est une réminiscence, une anamnèse.

Les occidentaux ont beaucoup fait avancer notre connaissance de l’univers et des lois qui le régissent.

Les savants ‘’n’inventent’’ pas les lois qui régissent l’univers. Ils les découvrent en projetant sur elles la lumière du savoir, et leur attribuent des noms. Elles existaient en acte. Il restait à les mettre en équation, à les formuler, à les dire dans des universités et des revues spécialisées puis à les enseigner à tous. Le savoir des hommes consiste à dire le savoir qui régit l’univers selon des lois immuables fixées par le Créateur depuis l’origine. Découvrir que la terre tourne autour du soleil, c’est découvrir quelque chose qui nous préexistait. Nous n’avons fait que lever le voile d’ignorance qui le couvrait. Parfois nous préférons garder le langage métaphorique de notre ignorance, à cause de sa beauté : nous continuons à dire poétiquement que ‘’le soleil se lève à l’est’’, parce que le vécu est parfois plus prégnant que la science. La langue des hommes est suffisamment riche pour rendre toute la palette des significations multiformes qui naissent dans leurs cerveaux et dans leurs cœurs, grâce aux métaphores, et autres figures de style. Pourtant aussi impressionnant et méritoire que soit le travail des savants, il ne consiste généralement pas moins qu’en théories, c’est-à-dire en savoir provisoire qui reste à vérifier à chaque instant, comme pour le fiqh. C’est la part de modestie humaine devant le savoir absolu de Celui qui a fixé ces Lois, de toute éternité.

C’est cela la fonction de la science: tenter de savoir la mécanique de l’univers qui existe et fonctionne depuis l’origine. Ce savoir s’accompagne aussi d’une autre discipline hautement humaine qui s’appelle la sagesse, la connaissance de l’unicité divine,  la pensée sublime.

Comme on le voit, notre savoir ne consiste en réalité en rien d’autre que découvrir le savoir de Dieu. C’est- à-dire pas grand chose, mais quelque chose quand même. Wa mâ utitum min al-‘ilm illa qalilân. C’est un trop peu qui est reconnu et apprécié par Dieu…

C’est pourquoi, certains grands maîtres de la spiritualité considèrent la science moderne comme étant subordonnée en dignité scientifique à la vraie connaissance qui est celle de la métaphysique, ce qui est au-delà de la physique, en vertu de la règle selon laquelle, le rang d’une science est plus élevé quand son objet est plus digne, plus proche du principe. L’étude des principes est supérieure à l’étude de leur application. Répondre à la question du ‘’pourquoi ’’ est plus difficile que répondre à celle du ‘’comment ?’’.

Comme l’homme est la créature qui a le privilège sur terre de dire les choses, il a été doté d’une capacité de savoir plus grande, capacité qui lui permet d’élargir son champ de connaissance par ses efforts, alors que les autres créatures ont un savoir instinctif, qui ne requiert pas d’effort de leur part et qui est fixé une bonne fois pour toutes, parce que ces créatures ne sont pas soumises au devoir religieux (taklif),  à l’obligation (pour celui qui croît) de respecter des règles qui fixent les limites à leurs actes. Il s’agit d’une conformation volontaire non d’une soumission par l’épée. L’islam n’est pas une soumission au sens général, mais une reconnaissance de la nécessité d’obéir à l’Être qui a créé tout.

De nos jours, le savoir des hommes est surtout orienté dans le sens de l’accumulation des connaissances pratiques permettant d’accroitre la puissance matérielle. Il y a une folle concurrence entre eux, chacun cherchant à avoir le dessus sur les autres.

Le savoir se rapportant aux moyens d’instaurer la paix dans le monde est négligé, disqualifié par cette course aux armements matériels.

Ce n’est pas la science qui est mise en cause, c’est l’intention qui l’anime qui est aliénante.

Dr Omar BENAISSA

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA - dans Débats
28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 14:36

 

Qu’est-ce que la Sharia ?

 

On rapporte que Jésus a dit[1] : « Les savants sont de trois sortes : ceux qui connaissent Dieu et Ses commandements, ceux qui connaissent Dieu, mais pas ses commandements, et ceux qui connaissent les commandements de Dieu mais pas Dieu » (al-Hakim al-Tirmidhî)

 

 

INTRODUCTION

Nous prévenons notre aimable lecteur que cet écrit n’est pas un traité sur la loi musulmane, (sharia) ou un traité de droit (fiqh) avec lequel cette sharia est souvent confondue. Ni même une introduction à l’étude de la sharia. Il n’est pas non plus une histoire de la sharia. Mais un simple essai de définition de la sharia, mot transcrit Charia, en français commun. La transcription savante est sharî‘a. C’est cette forme que je choisis ici parce qu’elle est utilisée par tous les chercheurs de langues occidentales de graphie latine.

Il suppose donc de la part du lecteur une connaissance minimale de ce qu’est l’islam, dernière religion révélée. Il s’agit d’une clarification apportée à ceux dont l’esprit dominé par l’hégémonie des medias, ont fini par employer le terme de Sharia, à tort et à travers, avec l’excuse parfois de l’ignorance pour certains, et le plus souvent avec l’intention délibérée d’ajouter de la confusion à la confusion, pour d’autres.

La première confusion est celle créée par des musulmans, plus ou moins sincères, désirant ‘’défendre’’ leur religion. Or il ne suffit pas d’adhérer à l’islam ou de naître musulman pour avoir la compétence de connaître l’islam ou de le faire connaître. La situation est beaucoup plus grave et dangereuse malheureusement lorsqu’elle dépasse le cadre de la connaissance, et que l’on se préoccupe ‘’d’appliquer’’ l’islam, de ‘’passer à l’action’’ comme on dit, et de faire n’importe quoi au nom de l’islam. L’action non guidée par la connaissance ne conduit qu’à la perdition.

Par conséquent, ce travail espère donner une image un peu plus proche et plus exacte de ce qu’est la Sharia, de ce à quoi un renouvellement de l’interprétation – une revivification du sens originel de la Sharia - de la Loi divine pourrait aboutir. Il portera donc sur un rappel de la définition originelle de la Sharia.

Disons d’emblée que la Sharia est la Loi que Dieu fait connaître aux hommes dans le Coran, et à travers la tradition prophétique qui en est l’interprétation autorisée[2], d’abord comme l’ensemble des décrets divins qui régissent l’univers et la création à notre insu le plus souvent, et que le savoir humain a pour objet de connaître autant que cela est possible. Ce genre de loi, est appelé amr takwînî, et s’étend depuis l’ordre qui régit les mouvements des planètes, des galaxies jusqu’à l’ordre qui régit la chute d’une feuille d’arbre, ou ‘’la fourmi noire sur un rocher noir dans une nuit obscure’’, etc. Ce groupe de lois sont grosso modo celles que se chargent de découvrir la science physique, chimique et naturelle, comme les lois de la gravitation ou de la thermodynamique, etc. Ces lois existent indépendamment du fait qu’elles soient connues ou ignorées par les hommes. Elles sont des lois, parce qu’elles se vérifient constamment. Les hommes ne font que découvrir leur existence et leur donner des noms.

Puis viennent les lois qui constituent comme un code de la conduite qu’Il attend d’eux pour réaliser leur perfection, et comme une grille d’interprétation du monde, destiné ultimement aux croyants, mais en principe à tous les hommes afin que personne n’ait d’excuse devant Dieu.

La première catégorie de lois exprime ce qui est à propos de l’univers et de la création en général, la deuxième catégorie, appelé amr tashrî’î, dit ce que Dieu propose aux hommes afin de se guider vers la compréhension du système de la création et la révélation du sens de leur présence dans ce monde, et les moyens d’assurer leur salut dans la vie de l’au-delà de ce monde. La sharia comprend les deux lois, comme le confirme l’Emir Abdelkader : 

Dans le mawqif 121 qui commence par évoquer la célèbre tradition du mérite de celui qui pratique l’effort de compréhension et d’interprétation (ijtihâd), l’Emir nous dit dans le Livre des Stations :

« Il s’agit d’une affirmation générale qui s’applique au juge qui exerce son effort de réflexion sur les applications de la Loi sacrée ou sur les principes intellectuels et doctrinaux [de l’Islâm], puisqu’il n’y a pas de différence entre les deux pour les connaissants par Allah, les gens du dévoilement intuitif et de l’extase (wujûd). Donc, tout juge qui exerce son effort de compréhension sur les applications et les principes de la Loi sacrée, et qui fait ce qui lui a été commandé en usant de toutes ses capacités, parvient au résultat où l’a conduit cet effort de réflexion : « Dieu ne charge une âme que selon ce qu’Il lui a accordé » (Coran, 65,7) et «Dieu ne charge une âme qu’à la mesure de ce qu’elle peut supporter » (Coran, 2,286). La plupart des sunnites et des mu‘tazilites – excepté les gens du dévoilement - réfutent l’opinion selon laquelle tout juge qui s’efforce de réfléchir sur les principes de la profession de foi [islamique] réussit à atteindre la vérité et traitent de mécréant celui qui a cette opinion, alors que les connaissants par Allah la confirment car c’est la vérité ; ils disent : « si celui qui s’efforce de réfléchir sur les réalités intellectuelles se trompe, il est excusé ». Ils entendent par là celui qui fait cet effort de compréhension lui-même et non pas celui qui l’imite. »

La dernière phrase de la citation nous intéresse parce qu’elle règle une question à propos de laquelle beaucoup de croyants sont dans la confusion. Il s’agit du musulman qui fait l’effort intellectuel de comprendre plus profondément les sens des versets du Coran, afin d’en extraire des avis autorisés que les gens voudraient partager avec lui, quand ils seront convaincus par leur exactitude, leur excellence.

Celui qui fait cet effort de compréhension peut en effet bénéficier de la présomption d’innocence ou de la bonne intention, quand il lui arrive de se tromper. On peut facilement l’excuser, sans oublier de le corriger ou de signaler la faiblesse de son jugement, que ce soit de la part d’un contemporain ou d’un savant appartenant aux générations antérieures.

Celui qui prend connaissance d’une erreur de compréhension a le devoir de faire usage de son sens critique de façon à ne pas laisser se répéter une erreur de jugement, c'est-à-dire à éviter d’imiter un jugement erroné.

Cela devrait suffire pour rejeter l’imitation (taqlîd) aveugle des anciens par les croyants d’aujourd’hui. Si le juriste des premières générations a commis une erreur de jugement, nous avons le devoir de la relever et de la corriger quitte à ce que nous nous trompions à notre tour, et que d’autres après nous s’occupent de nous corriger. Cela implique que tout mujtahid, de quelque époque qu’il soit, a le devoir de passer en revue, de réexaminer tous les avis et prescriptions énoncés par les juristes qui l’ont précédé. Au besoin, il est autorisé à faire table rase dans le cas où l’erreur est telle qu’elle contaminerait toutes les autres conclusions tirées par le juriste fautif. Cela devrait suffire pour fonder en soi le devoir de « réouverture de la porte de l’ijtihâd ».

Or cela fait des siècles que les musulmans continuent non seulement de se contenter de ce qu’ont dit les anciens juristes, mais considèrent même comme une faute de tenter de les corriger, de les mettre à jour, de les critiquer. On a mis leur savoir au niveau des autres textes invariables que sont le Coran et la sunna avérée.

Dans le même passage de l’émir Abdelkader, nous retrouvons également cette double division conceptuelle et mentale de la réalité : celle qui régit l’univers, et qui traduit Sa volonté propre (mashî’a) et la réalité qui régit le système de l’effort de connaissance de Dieu qui incombe aux hommes en vertu de leur foi. L’Emir nous informe que pour lui, connaitre la Loi divine, et connaître les principes qui régissent l’univers, relèvent d’une seule et même connaissance. Puisque de toutes les créatures, seul l’homme est habilité à exercer les deux connaissances.

Le taklif n’incombe comme devoir conscient, qu’à l’homme. C’est le sens de la parole attribuée à Jésus et que nous avons mise en introduction de ce chapitre. Connaître La Loi (les commandements) de Dieu, implique la connaissance de Dieu. Connaître les lois sans (re)connaître Dieu c’est commettre un péché grave, détacher le sens de son référent. C’est vouloir séparer Dieu de Ses prophètes et envoyés. (sourate 4, versets 150 à 152).

Les deux sortes de connaissances ou de lois ont ceci de commun, à savoir que Dieu nous informe de façon générale, allusive, parfois comme une orientation de recherche, mais il revient à l’homme d’effectuer l’effort nécessaire à la compréhension aussi bien des lois qui régissent précisément l’univers et le système de création que les principes d’application des lois à caractère rituel, ‘’religieux’’, destinées à enseigner aux hommes leurs devoir envers leur Créateur et la bonne et vraie manière d’agir.

Si la noblesse ou le rang d’une science dépend de son objet, il va de soi que la connaissance de Dieu possède la prééminence. Or connaître Dieu n’est possible que par la méditation sur la façon dont Il se manifeste dans la création des univers et de Ses créatures, y compris l’homme. On ne peut connaître Dieu, on ne peut l’appréhender qu’à travers le miroir de Sa manifestation (théophanie), c’est-à-dire la création.

La création est le miroir de la connaissance divine infinie. Dieu attire l’attention des créatures par Ses messagers et par les phénomènes qui sans cesse suscitent la curiosité des hommes.

Ainsi aux yeux de Dieu, la sharia englobe aussi bien les lois invariables qui régissent l’univers dans ses dimensions connues par l’homme, que les lois à caractère normatif que les hommes et les femmes croyants sont invités à suivre pour leur réussite ici-bas et leur salut final. Ainsi la sharia au sens commun englobe aussi toutes les règles petites ou grandes, qui régissent l’imitation du Prophète. Du lever au coucher du soleil, et même la nuit, la vie du musulman est régulée et rythmée par la sharia au sens général. Le croyant cherche à connaitre tout de ce que faisait le Prophète dans les grandes affaires aussi bien que dans les moindres : avant de se coucher, à son lever, comment il faisait sa toilette, quel parfum il utilisait, combien de fois et comment il se coupait les ongles, et d’autres détails que les croyants veulent aussi imiter, par amour pour le Prophète, sans que cela, le plus souvent, ne présente aucun caractère obligatoire. Car sa conduite est dictée par Dieu, et par conséquent, l’imiter revient à plaire à Dieu. Mais bien sûr Dieu nous a précisé un ordre de priorité dans les devoirs qu’Il nous donne afin de nous aider à trouver le plus court chemin menant à Sa satisfaction et à la récompense d’éternité heureuse promise.

Le Coran donne plusieurs versets à ce sujet : mâ atâkum al-rasûl fa-khudhûh wa mâ nahâkum ‘anhu f-antahû

Wa la-kum fî rasûl Allah uswat hasana.

C’est que le Prophète est un Coran vivant. Il est l’illustration même de l’enseignement coranique. Le but de tout cela est de renforcer la foi, en restant sans cesse conscient et concentré sur Dieu. Rappelons-nous toujours que dans la profession de foi, shahâda, de l’islam, il est question de croire qu’il n’y a que Dieu et que Muhammad est Son Envoyé. Il n’est pas question de Coran, car ce dernier est supposé inclus dans la personne même du Prophète.

Le savoir récent ainsi que les techniques nouvelles peuvent servir à l’extraction de prescriptions nouvelles par les juristes. Ainsi, l’examen du monde, la méditation sur le monde, devient la troisième source du droit, après celles de la révélation et de la tradition. Ce n’est donc pas la ‘’raison’’ ou l’intellect qui serait la troisième source, car l’intelligence et la raison sont les instruments nécessaires pour la compréhension de toutes les sources. L’intelligence fait partie de l’homme : elle est donnée comme le moyen de connaissance de tout ce que l’homme peut connaitre. On a donc eu tort de les considérer comme les sources du droit. C’est la ‘’méditation sur la création des cieux et de la terre’’ qui est la troisième source du droit, pas l’intelligence elle-même qui est l’instrument nécessaire à la compréhension de toutes les sources. L’intelligence n’a pas d’autre but qu’elle-même, se prouver sans cesse qu’elle est un bienfait de Dieu, une image du savoir divin déposé en l’homme. Cela est confirmé par les versets où Dieu nous informe que telle ou telle chose ne se comprendrait que par ceux qui sont doués de ‘’moelle’’ (lubb, albâb), d’intelligence (‘aql), ou de cœur (li-man kâna lahu qalbun). C’est la mobilisation de toutes ces ressources données par Dieu à l’homme qui conduit à la connaissance. L’homme s’étonne toujours des découvertes que son intelligence lui fait acquérir. C’est ce qui explique sans doute que le Coran ne fait pas mention du mot raison (‘aql), mais use en contrepartie beaucoup du verbe raisonner. C’est l’acte de raisonner qui importe pas l’élaboration de traités sur la raison. Dans leurs décadences, les sociétés connaissent le sens du mot raison, mais elles ignorent l’acte de raisonner.

La loi n’est pas un segment indépendant de la connaissance humaine. Elle fait partie du cycle complet de l’existence qui constitue le sens de la vie. Le but de la Loi est la Voie. En un mot, la Loi est la Voie, car elle y mène forcément celui qui s’y attache. Wa man jâhada fînâ la-nahdiyannahum subulanâ. Celui qui fait l’effort (pour comprendre) sera guidé en cela même sur les voies de Dieu. Cela se mesure dans le fait que la plupart des savants finissent pas se poser la question du sens du monde, et viennent à s’interroger sur ‘’la Cause sans cause de toutes les causes’’ comme la réponse qu’improvisa Malek Bennabi lorsqu’on lui posa la question : qu’est-ce que Dieu ?

L’islam ne peut être compris et réalisé que comme un système holistique. A-fa tu’minûna bi ba’di al-kitâb wa takfurûn bi ba’dh ?

Si dans le Coran, le sens qui prévaut est bien celui de la Loi religieuse, c’est parce que les hommes ont moins de difficulté à admettre les lois scientifiques, qui concernent ce qui est, et qui ne donnent pas lieu à de graves désaccords entre eux. On accepte plus facilement de croire au théorème de Pythagore, qu’aux enseignements des prophètes. Parce que la connaissance de ces lois ne nous contraint pas à changer nos habitudes. La terre tourne autour d’elle-même, tant mieux pour elle. Le vécu, le perçu est que c’est le soleil qui tourne autour de la terre. Cela ne dérange pas. L’homme ordinaire ou le poète préfère parler de lever de soleil à l’orient. Le vécu est plus parlant que le fait réel.

A part les cas survenant parfois où des ‘’religieux’’ (shamans et autres inspirés) ont voulu mettre en doute des vérités dégagées par les savants. Cela témoigne en tout cas de ce que dans l’esprit des législateurs, des jurisconsultes ou des prêtres gardiens du dogme, les sciences physiques font bien partie du droit canon, au moins en partie certes, du moins devraient-elles être considérées comme telles. Certains savants qui revendiquent le nom de science pour leurs seules disciplines, pensent à tort que les lois de l’âme n’existent pas. ‘’L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore’’, disait l’Imam Ali.

Les hommes divergent dans les rites, les dogmes religieux, le culte, mais au sujet des mathématiques ou de l’astrophysique, cette divergence ne va pas jusqu’à causer des tensions voire des guerres, entre eux. D’ailleurs les savants des différentes religions ont l’habitude de collaborer en équipes dans la recherche ‘’scientifique’’, même quand cette dernière prend ses distance, et décide de ‘’mettre Dieu entre parenthèses’’. Ce n’est pas une attitude athée, mais une approche qui permet de tenir à l’écart certaines attitudes désireuses d’imposer des règles et des limites à la recherche scientifique, ou à la mettre au pas. Cela se produit même dans les sociétés athées, comme ce fut le cas à l’époque du communisme soviétique où l’on voulait promouvoir une science communiste, prolétarienne. Or si la science commune nous unifie, c’est parce qu’elle illustre parfaitement la bonne attitude à suivre dans les débats religieux. Nous devrions comprendre une bonne fois pour toutes que la méditation sur Dieu relève de la science et impose par conséquent de respecter les hypothèses des uns et des autres jusqu’à ce que la vérité éclate et entraine l’adhésion de tous. Innamâ yakhsha Allah min ‘ibâdihi al-‘ulamâ’u, « Ceux qui savent, parmi les croyants, sont ceux qui craignent véritablement Dieu », dit le Coran.

Les deux lois sont liées également par une sorte d’interaction que la science moderne a mise en évidence. C’est que l’activité des hommes, les nouveaux modes de production (hyper-industrialisation, hyper-numérisation, répartition mondiale des activités humaines, etc.), les surpopulations, les mégapoles, les moyens de communications de masse, les dépendances des pays à l’égard des autres, ont fini par nécessiter de renouveler ou réviser les interprétations pour que soient prises en compte les nouvelles situations, d’autant plus que certaines d’entre elles sont susceptibles de perturber le fonctionnement et l’équilibre même de la nature, comme les nombreuses menaces pesant sur la biodiversité.

Dans ces derniers cas, les musulmans accusent un grand retard, parce que les ‘’lois’’ qu’ils possèdent remontent à des siècles. Ils doivent d’abord les mettre à jour, car la compréhension des anciens ne répond plus à la situation nouvelle. Les musulmans ont entretemps perdu la supériorité, et ils sont aujourd’hui contraints de supporter les pressions des pays non-musulmans devenus dominateurs. Ils doivent en outre régler leurs problèmes internes, sortir notamment de leurs vieilles rivalités éculées, comme celle entre le chiisme et le sunnisme, et autres vaines querelles ruineuses en temps et en énergie.

Les hommes non-croyants ou non pratiquants connaissent eux-aussi cette sorte de lois, celle que nous appelons les lois de la nature ou les lois de la science, et de l’autre côté les lois que promulguent les hommes selon différents systèmes de gouvernement et de morale. Les unes organisent et régulent la vie humaine individuelle et sociale, les autres leur apportent des éléments pour maitriser la nature et profiter de ses apports comme cela se fait depuis l’apparition de l’homme sur terre.

Tous les hommes sont d’accord sur les lois de l’univers, mais ils divergent sur celles de leurs cultes respectifs.

De par son origine, la loi religieuse diffère essentiellement de la loi des hommes bien que cette dernière lui doive aussi beaucoup. Son postulat est que toute personne vient au monde avec une nature prédisposée à la foi en Dieu, c’est-à-dire une complexion originelle et innée qui le pousse naturellement à la croyance en Dieu et que le Coran appelle fitra.

Comme elle n’est pas énoncée sous la forme d’une liste de commandements, comme un code civil, on peut affirmer aussi que cette loi est plus la mère des lois, leur principe, que les lois elles-mêmes ou si l’on préfère elle est le principe inspirateur des lois. Cela implique que les croyants ne sont pas autorisés à appliquer par eux-mêmes les lois formulées par les versets coraniques, sans passer par une autorité ayant la compétence pour en tirer tous les aspects juridiques que ces versets impliquent. Et s’il s’agit de commandements à caractère légal, aucun croyant n’a le droit de se faire à la fois accusateur, juge et exécuteur de la sentence. On ne peut pas faire l’impasse sur la justice, avec des juges impartiaux et des avocats. L’exécution de la sentence doit être faite en présence de témoins. On n’a pas le droit d’exécuter des gens à l’insu de leur famille.

Les règles d’application de ces lois que les musulmans dérivent à partir de l’interprétation des écrits religieux sacrés sont l’œuvre des hommes et doivent être soumises à examen et réexamen à chaque fois que nécessaire.

Si nous sommes en droit de penser que l’islam est la meilleure religion qui soit, nous ne devons pas nous permettre de penser que nos lois sont, en tous points, supérieures à celles qui sont énoncées chez d’autres communautés ou pays. Et quand bien même, ce serait le cas, il faut garder à l’esprit que les lois ne sont efficaces que si elles sont obéies.

Selon les circonstances historiques, nous voyons que les lois promulguées en Occident ont été plus efficaces que les lois proclamées par les musulmans. Cette insuffisance de nos lois ne procède pas du Coran ou du hadith, mais de la logique pragmatique des musulmans qui ont perdu l’art et le sens de concevoir ou formuler des lois dans le sens conforme à leur Loi-mère.

L’Occident agit en tant que civilisation dominante. Il fait l’impasse sur les lois religieuses qui ne s’appliquent de toute façon que volontairement, dans les cas des lois ‘’rituelles’’, comme la prière, le jeun du ramadan, et autres lois relevant du culte (‘ibâdât). Dans le cas des lois relevant des relations qui régissent les hommes et les peuples entre eux, comme le mariage, le commerce, les relations de voisinage, etc., le retard des musulmans s’explique non pas par un défaut de la religion, mais seulement par le fait que les musulmans, sont comme tous les hommes : leur situation actuelle de communauté la plus faible sociologiquement (à tous les points de vue des critères de la civilisation), les rend incapables de relever le défi.

Les musulmans sont un peuple comme n’importe quel autre peuple. Dieu ne les favorise qu’en proportion de l’effort qu’ils accomplissent et des intentions réelles qui les animent.

Dieu ne déresponsabilise pas les hommes en leur confiant la charge d’interpréter le texte coranique pour en extraire les règles applicables comme on le ferait avec un code déjà épuré, suffisant et à prendre tel quel. Un texte destiné aux hommes pour durer des siècles et des siècles doit être pourvu d’une immense capacité sémantique pour que chaque génération puisse y trouver des significations nouvelles propres à étancher leur soif de compréhension. Encore faut-il que se trouvent des hommes capables de mener à bien cette mission.

Dieu donne aux hommes des orientations qu’il leur appartient ensuite de définir à chaque époque, à chaque génération de façon à rendre vivante la Loi originelle, et l’empêcher de se scléroser. Dans la société musulmane, comme partout ailleurs, les lois à caractère collectif doivent passer aussi par une assemblée légiférante parce que le Coran veut des hommes agissant en toute conscience, même s’ils posent comme principe premier de leur constitution que ladite loi doit s’inspirer des sources de l’islam.

Ce n’est pas pour ‘’avoir trop lu le Coran’’ que les musulmans sont devenus inefficaces et fanatiques. C’est bien le contraire qui est la vérité. Ils ont peu lu de façon générale, peu pensé, peu débattu, peu échangé entre eux, peu fait d’effort, etc., et ce tout au long des siècles de décadence. Cette décadence fut d’ailleurs la résultante de leur indifférence passée envers leur destin.

Aujourd’hui, les universités musulmanes ne produisent pas encore un savoir remarquable, capable de les ranger parmi les meilleures universités mondiales. Nous en sommes au début, ou au début du début. Notre industrie, notre technologie sont, disons-le, inexistantes.

Les chiffres sont là. Il y a deux ou trois ans, on avait publié l’information que les Arabes lisaient moins d’un livre par an. Les arabes sont ceux qui lisent le moins, ceux qui ne lisent que dans leur langue, c'est-à-dire très peu d’ouvrages critiques capable de susciter la créativité.

Nos chefs d’état ont, de façon générale, la réputation de corruption la plus établie dans le monde, réputation d’autant plus grave qu’elle se double d’une inefficacité désolante dans les pays qu’ils ‘’gouvernent’’.

Et au milieu de cette situation, des individus se soulèvent pour réclamer… que l’on cloitre les femmes à la maison, que l’on coupe la main du voleur, que l’on interdise l’intérêt bancaire et les paris sportifs, bref que l’on applique (parce que tout cela est contraire à) la Sharia comme si cette dernière était en soi un remède miracle, et comme si tous ceux que ce miracle est censé soigner n’étaient pas eux-mêmes musulmans conscients de ce que le sens de la Sharia a perdu de sa clarté première, et que l’on ne saurait prendre les boites du médicament pour le remède lui-même. Des doses doivent êtres prescrites pour chacun, selon l’âge, la gravité du mal, les circonstances historiques et sociologiques. On ne peut soumettre tous les hommes à un traitement de cheval.

Spectacle honteux d’une société impuissante, égarée, perdue dans ses fantasmes de grandeur passée, dépourvue du sens des priorités, qui n’a même pas suffisamment de cervelle pour décider de ce qu’elle doit commencer par faire à son réveil.

On serait presque tenté de quitter un tel navire, si on ne se doutait pas que beaucoup de cette fausse dynamique agitée par des agents suspects, est le résultat d’une orchestration dont le livret, le scénario, a été écrit dans les laboratoires de la lutte idéologique. De ceux qui savent allumer les contrefeux destinés à endiguer et faire dérailler les passons viriles des hommes de résolution.

Les confusions que véhiculent ou produisent les musulmans au sujet de la Sharia sont pires et plus nuisibles que celles occasionnées par la lutte idéologique bien que l’effet de celle-ci ne soit pas négligeable.

Ce n’est pas une bonne conduite de fuir, de tourner le dos, de se décourager devant la difficulté. Et c’est une illusion de croire que l’on peut faire le chemin tout seul.

Ce n’est pas le lieu de parler de ces interférences qui sont, somme toute naturelles, dans l’histoire, dans l’Histoire. Elles n’ont en réalité qu’une existence illusoire.

***

L’approche phénoménologique est la meilleure qui soit si on veut aborder le sujet de la Shari’a sans susciter de polémique collatérale, où les débatteurs ramènent vite le sujet à celui de la division entre sunnisme et chiisme, puis à d’autres subdivisions, entre les mille et une écoles et opinions. Cette approche permet d’exposer ou de comparer non pas les contenus des systèmes d’idées, mais la façon dont ils se présentent sur la scène sociologique, l’ambiance qu’ils induisent dans la vie sociale, la trace qu’ils laissent dans les comportements, parfois à leur corps défendant, en un mot ce que révèlent ces ‘’pseudo-systèmes’’ d’idées quand ils sont vécus et revendiqués par les hommes. C’est une approche qui dispense le chercheur de se pencher sur les détails structurels et fonctionnels internes de ces systèmes et surtout de juger de la vérité respective de chacun d’eux.

Cette approche nous permet de contourner l’hypercritique à laquelle est soumise la religion musulmane, notamment par les tentatives ‘’savantes’’ de remettre en cause le texte du Coran, les traditions du Prophète et de façon générale toute l’histoire de l’islam, qui constituent tous les bases de la sharia.

Nous les disqualifions en nous fondant sur le principe qu’une religion vit et survit en raison de sa cohérence, que les croyants entretiennent par la méditation sur le message qu’elle leur apporte. Si nous soumettions les autres religions aux mêmes critiques, on pourrait vite arriver  à la proclamation qu’elles ne reposent sur rien qui vaille. Et pourtant, le christianisme survit grâce à l’effort de ceux qui croient encore en l’Evangile.

Sociologiquement une religion est l’ensemble de ses croyants, la somme algébrique de ses croyants.

****

Les musulmans ont conscience des faiblesses de la tradition musulmane, et l’orientalisme ne l’ignore pas. Si ces faiblesses existent, c’est en raison d’abord de la quantité considérable de traditions recueillies et transmises au cours des siècles. Il y a un travail de nettoyage à entreprendre, c’est certain. Mais ce point faible peut être interprété comme la force de la religion musulmane, car elle dispose de matériaux en quantité suffisante pour opérer des choix décisifs, se réformer, se renforcer, sans s’accrocher à des textes manifestement faux.

Je suis convaincu que la phase historique que l’on a appelé ‘’civilisation musulmane’’ n’a finalement été qu’une étape pas si importante que ça. C’est l’islam de l’avenir qui manifestera plus de grandeur.

C’est pourquoi ce travail ne sera pas une réfutation ou une dénonciation des manœuvres de déstabilisation de l’islam de la part de certains milieux, agissant sous couvert de science.

Nous pensons d’ailleurs que grosso modo, l’orientalisme a fait plus de bien à l’islam que de mal, car, grâce à Dieu, la majorité des orientalistes ont été objectifs ; c’est tout ce qu’on pouvait espérer d’eux. Ils n’étaient pas obligés de rentrer dans l’apologétique de l’islam.

Historiquement, la force d’une religion ne dépend pas que de ses Écritures sacrées ; elle doit sa résilience à la façon dont elle marque les hommes qui se réclament d’elle.

De nos jours, la preuve de l’islam n’est pas à chercher seulement dans ses textes fondateurs, mais aussi dans la façon dont les croyants l’ont défendu.

C’est cette approche phénoménologique que nous allons suivre en espérant que nous ne la perdrons pas de vue.

Cette approche appelle donc d’emblée une explication de notre part. Nous allons parler de la sharia en tant que sujet de discussion dans les débats modernes, en tant que fait d’actualité.

Sans prendre en compte la signification profonde et essentielle de la religion, les lois religieuses seront dénuées de sens, perçues comme de simples abstractions sans lien avec la réalité sociale. Il serait absurde d’imposer quoi que ce soit à des gens qui ne croient pas dans le principe supérieur de la religion.

« Allons-nous vous les imposer alors qu’elles vous répugnent’’. (Coran,)

Et ceux qui y croient déjà n’ont pas besoin qu’on les y encourage.

Les lois servent à baliser un chemin, à en indiquer l’itinéraire le plus rapide et le plus sûr, mais c’est la destinée finale de la vie, le modèle social qu’elles génèrent, la ‘’promesse majeure’’ qu’elles véhiculent, qui leur confèrent un sens et une raison d’être.

La Loi divine a pour fonction d’inscrire l’homme dans l’univers, dans la création, de le doter d’un sentiment de l’être qui dépasse les limites que lui fixe une conception du monde centrée les préoccupations exclusivement centrées sur l’accumulation des biens de ce monde.

L’homme qui prend conscience des capacités prodigieuses de son cerveau et de son cœur, s’ouvre par là-même une fenêtre sur un niveau de l’être qui ne peut se satisfaire des ambitions terrestres dans lesquelles l’enferment les règles ordinaires de l’existence terrestre.

Il vit comme tout le monde, mais les mots et les idées prennent pour lui des significations diverses. Il croit aux lois dans ce monde, il croit à la grammaire de ce monde, au droit de ce monde, à l’économie de ce monde, aux ambitions de ce monde, mais sa compréhension donne des significations supérieures au droit, à la grammaire, à la poésie, à l’art, etc. Il ne réinvente pas le niveau, il se met au-dessus de lui, parce qu’il entrevoit un ‘’au-delà de ce monde’’, un état supérieur bien plus mirifique, plus vaste, quasi illimité. Plutôt que de songer à conquérir les promesses de ce monde, il cherche à s’en dépouiller.

La création de l’homme et de l’univers est un phénomène beaucoup plus grandiose et significatif pour être réduit à ce qu’en disent certains pseudo-juristes à la vue limitée par les œillères partisanes. Et la religion présente des contenus autrement plus riches que ce à quoi veulent la réduire certains penseurs même compétents. Le savoir apporté par le Coran, la méditation sur le Coran, la formulation exceptionnelle du monothéisme par le Coran, les données fournies par le Coran pour la connaissance de Dieu, l’ambiance cohérente et solidaire des récits coraniques, en un mot la force de persuasion du Coran, font de la religion musulmane quelque chose qui ne saurait être ébréché par un débat moderne, débat qui est le plus souvent un monologue où seul parle le contempteur, celui qui possède la puissance de ce monde.

Or la Sharia est constituée par tous ces enseignements, toutes ces connaissances nouvelles induites par la révélation coranique. Et si l’islam reste bien au-dessus de toutes les autres religions, malgré la faiblesse de ses croyants, c’est à l’ensemble de ses enseignements qu’il le doit. Un bon exemple de ‘’résistance à la falsification’’ directe ou involontaire des islamologues modernes.

 

[1] al-Hakîm al-Tirmidhî, cité par Tarif Khalidi, dans Un musulman nommé Jésus, Albin Michel, Paris, 2003, dit numéro 132, page 141, traduction française du Muslim Jesus.

[2] Seul connaît le Coran celui à qui il a été révélé.

Partager cet article
Repost0
Omar BENAISSA
31 août 2020 1 31 /08 /août /2020 12:11

Daté du 10 mars 1936, ce poème inédit de Hamouda Ben Saï, intitulé « Désespérance », nous renseigne sur la situation morale dans laquelle celui-ci se trouvait, et probablement M. Bennabi avec lui. 

 

« Seigneur ! je me sens seul et ma nuit est profonde,

Un silence de mort de tous côtés m’oppresse,

Et je ne sais vers qui, dans l’ombre que je sonde,

Elever ma détresse

 

Seigneur ! mon cœur vous aime, il veut le bien des hommes ;

Mais des hommes sans foi, me sachant sans défense,

Me narguent bassement… Ah ! Lâches que nous sommes !

Le juste nous offense…

 

Seigneur ! ma peine est grande et mon fardeau trop lourd,

Car ma race est honnie, mes frères sont en larmes,

Et je ne sais comment toucher ce monde sourd

Qui nous tient sous ses armes…

 

Seigneur ! mes reins sont las, car âpre est mon chemin ;

Ni viatique prêt, ni fidèle monture !

J’erre dans un désert… Vaincrai-je ce destin,

Par ma seule droiture ?…

 

Seigneur ! où vais-je ainsi, sans épée, sans cuirasse ?

Je ne puis respirer cette atmosphère impure ;

La douleur me connaît, mais le faux me terrasse ;

Excusez ma nature…

 

Seigneur ! sois avec nous, arme-nous de puissance,

De courage serein et de savoir lucide ;

Nous voulons mériter, barde-nous d’endurance

Et d’esprit impavide…

 

Seigneur ! vers Toi, tout droit monte cette oraison ;

L’entendras-Tu vraiment, ce long cri de mon âme ?

Hélas !… aucun espoir ne luit à l’horizon ;

Seule, veille ma flamme…

 

Seigneur ! laisseras-Tu sans réponse mon cœur ?

Ton nom est-il un leurre ? et Ton aide un mensonge ?

Et, dans ce monde impie, sous le joug du vainqueur,

Ma foi est-elle un songe? »

 

Partager cet article
Repost0
Hamouda Ben Sai